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Réponse de M. le duc de Richelieu à M. de Voltaire

Réponse de M. le duc de Richelieu à Voltaire1
Il est passé cet heureux âge
Où mon cœur fidèle aux désirs
Volait de plaisirs en plaisirs.
Il est passé, Dieux ! quels dommage !
Lorsque l’on n’a plus le courage
De suivre le char des Amours,
Qu’on fait un mince personnage !
En vain pour fixer notre hommage
La raison offre ses secours,
L’esprit, ses fleurs, son badinage,
Le savoir, son sourd étalage.
L’amour heureux fait les beaux jours,
Le reste n’est qu’un remplissage.
Il est divers goûts de passage,
Est-on galant, on l’est toujours.
J’ai, dit-on, la gloire en partage,
C’est beaucoup pour la vanité,
C’est peu pour la félicité
Et ce n’est rien pour un volage,
Pour un amant de la beauté
Qui d’un même aspect envisage
Le triste bonheur d’être sage
Et celui d’être respecté.
Du moins si j’avais l’avantage
De répandre sur un ouvrage
Les grâces, cette aménité,
Qui vous assurent le suffrage
Du goût et de la vérité,
Je tromperais l’oisiveté
Et tracerais sans verbiage
Les scènes de la volupé.
La peindre c’est en faire usage,
La chanter, c’est être goûté.
Ce n’est pas que j’ambitionne
Le laurier dont on vous couronne,
Trop cher quand il est mérité
Et je préfère en vérité
Le naïf, le badin Voltaire
Dont la touche sûre et légère
Groupe des riens ingénieux,
Des riens aisés, délicieux,
Dignes des fastes de Cythère
À ce divin rival d’Homère,
À ce chantre du grand Henri,
À cet illustre favori
De Melpomène et de Thalie,
À ce peintre de tous les temps2
En qui la nature associe
tous les goûts et tous les talents.
Croyez-moi, les succès brillants
Honorent plus que des statues ;
Des villes prises, défendues
Sont de communs événements.
Un héros mort3 , on le remplace ;
Mais rendre délicatement
Les nuances du sentiment,
Allier la force à la grâce,
Le génie au raisonnement
Et monter la lyre d’Horace
Au ton du coeur, de l’enjouement,
Attendrir souvent, toujours plaire,
Ce rôle ne va qu’à Voltaire ;
Il est le dieu de l’agrément.
Par vos beaux vers vous faites croire
Que sous les drapeaux de Cypris
Je remporte encore la victoire.
Du compliment je sens le prix :
Rien ne peut augmenter ma gloire
Que les belles et vos écrits.

  • 1Réponse de M. le duc de Richelieu à la lettre en vers du 18 novembre de M. de Voltaire au sujet de la statue que la république de Gênes doit faire élever en reconnaissance des services qu’il a rendus à cette république (M.)
  • 2M. de Voltaire a composé une histoire universelle (M.)
  • 3M. le duc de Boufflers (M.).

Numéro
$3309


Année
1748 novembre




Références

Clairambault, F.Fr.12719, p.219-22 - F.Fr.10478, f°277r - F.Fr.13659, p.141-42 - F.Fr.15151, p.330-35


Notes

Réponse de M. le duc de Richelieu à a lettre de M. de Voltaire, écrite le 18 novembre 1748 ($3309)