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Adieux de Voltaire à Mme du Châtelet

Adieux de Voltaire

à Madame du Châtelet1
Adieu, belle Émilie2 ,
En Prusse je m’en vas
Étaler ma folie
Et promener mes rats.
Dans cette cour polie3 ,
On connaît mieux le prix
Des beaux esprits.

Paris qui m’a vu naître
Me laisse sans éclat4 ,
Et ma manie est d’être
Un ministre d’État,
Des finances le maître ;
Au moins ambassadeur
Comme feu Prieur5 .

Adieu, mauvais poète6 ,
Jamais las du sifflet,
Qu’à Saint-Lazare on fouette,
Chassé du Châtelet ;
Adieu l’homme à courbette,
Tant fripon, tant battu
Et, de plus, cocu.

Adieu, toi, vilain prêtre7 ,
Tiré par mon crédit
Du château de Bicêtre,
Pour le péché maudit
Qui fait cuire son maître,
Soin honteux que j’ai pris
D’un fripier d’écrits.

Sur la sellette dure8 ,
Où siégea Deschauffour
Quand en humble posture
Tu parus l’autre jour,
Craignis-tu la brûlure ?
Oui, jamais on ne vit
Coquin plus petit.

Thieriot9 , pauvre hère,
Adieu, juré crieur,
Tu fus en Angleterre
Mon digne ambassadeur.
Prône plutôt La La Serre
Que les vers des deux fats10
Et de ton Midas11 .

 

Tu vas donc faire le Gilles12

Robin de Montauban,

correcteur de Virgile

qui fait le capitan.

si ta muse débile

se montre à l'Opéra,

On la sifflera.


Pour quelques rimes fades
Bernard13 , que tu forgeas,
Tu crois que l’Iliade
Te doit céder le pas
Céladon de tribade,
Dis, monsieur l’écrivain,
Ce qui te rend si vain.

Petit Sardanapale14 ,
Faquin du dernier bail,
Poétique cigale,
Chante dans ton sérail ;
Mais pour la gent bursale
L’Opéra, je le dis,
Est un pilori.

Si je quitte la Prusse
Chassé par le bâton,
Je fuirai chez le Russe
Prêcher Locke et Newton,
Ou porter mon prépuce
Au révérend Mufty
Comme Mac Carthy15 .

Adieu, belle Émilie16 ,
Objet de mes plaisirs ;
Par la philosophie
Amuse tes désirs,
Ou bien suis-moi, ma mie
Un milord de mon nom
Vaut bien un Kingston.

Maupertuis17 , ce carême,
Doit revenir, dit-on.
Il me dicta le thème
Que j’ai fait sur Newton ;
Tu sauras le système
Des meules de moulin
De ce cabotin.

Ne crains point qu’on le drape
Pour voir le cavalier,
Sa mine est une attrape.
Le brave, à Montpellier ;
De ce qui fait le pape,
Autrefois a voulu
Être rasibu18 .

Adieu, chère Émilie ;
Parce que je m’en vas,
N’abrège pas ta vie
Avec la mort aux rats19 .
Console-toi, ma mie ;
Aux Petites-Maisons
Nous nous reverrons.

 

  • 1L’apparition du Mondain venait de brouiller encore une fois Voltaire avec M. de Chauvelin et le parti des dévots ; l’auteur dut se décider à quitter la France pour quelque temps. Il partit vers la fin de décembre 1736, et se rendit en Hollande. (R)
  • 2C’est la marquise du Châtelet. (M.) — Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, mariée à Florent‑Claude du Châtelet‑Lomont, célèbre femme de lettres, connue surtout par ses relations avec les philosophes du XVIIIe siè­cle. Voici comment nous l’a dépeinte une de ses amies : « C’était une femme grande et sèche, sans hanches, la poitrine étroite, de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes, une très petite tête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux vert de mer, le teint noir, rouge, échauffé, la bouche plate, les dents clairsemées et extrêmement gâtées. Voilà la figure de la belle Emilie, figure dont elle est si contente qu’elle n’épargne rien pour la faire valoir : frisures, pompons, pierreries, tout est à pro­fusion. » (Correspondance de Mme du Deffand). (R)
  • 3 Voltaire avait d’abord songé à se retirer en Prusse ; il en fut dissuadé par Mme du Châtelet. (R)
  • 4Voyez les Lettres philosophiques et le Temple du goût de Voltaire. où il ne cesse de parler des honneurs rendus en Angleterre aux gens de lettres. Voyez aussi la préface de Zaïre. M. Prieur, Anglais, homme de beaucoup d’es­prit et d’un mérite supérieur, a été ambassadeur pour l’An­gleterre. (M.) (R)
  • 5M. Le Prieur, Anglais, homme d'esprit et de mérite, a été ambassadeur pour l'Angleterre.
  • 6Il s’agit de Roy, enfermé à Saint‑Lazare pour son Coche, pièce satirique contre l’Académie française. Il eut ordre de se défaire de sa charge de conseiller au Châte­let. (M.) (R)
  • 7Adieu, Trivelin, prêtre - L’abbé Desfontaines. Il n’a jamais composé d’ou­vrages ; il ne fait que replâtrer et défigurer ceux des autres. Voyez son Apologie faite par lui‑même. (M.) (R)
  • 8l s’agit du jugement qu’il a subi pour le discours mordant qu’il a fait au nom de l’abbé Seguy. (M.) (R)
  • 9 Thieriot a été quelque temps chargé des affaires de Voltaire à Londres ; il demeure actuellement chez Midas, qui est M. Le Riche de La Popelinière, auteur, avec MM. Le Franc et Bernard, de l’opéra de Castor et Pollux. (M.) (R)
  • 10Pierre-Joseph Bernard, secrétaire du maréchal de Coigny, et Le Franc, auteurs de l'opéra Castor et Pollux.
  • 11La Popelinière, fermier général, chez qui est à présent Thiriot.
  • 12M. Le Franc, avocat général de la cour des Aides de Montauban, auteur de la tragédie d'Enée et Didon.
  • 13Bernard, secrétaire du maréchal de Coigny, a fait une épître à Mlle Sallé, qui est une tribade dont il est le Céladon, c’est‑à‑dire l’amoureux virtuose. (M.) (R)
  • 14La Popelinière, qui vit comme un Sardanapale, a chez lui Mme Dancourt et Mlle Deshayes, sa fille. (M.) (R)
  • 15 L’abbé Mac Carthy, fils d’un Irlandais, passa, il y a quatre ans, en Turquie, avec le chevalier de Mornay et Ramsay. Ils avaient emprunté chacun 6 000 livres à Bernard, sous prétexte d’acheter une lieutenance aux gardes. (M.) (R)
  • 16On sait que Mlle de La Touche a suivi Kingston en Angleterre, et que Voltaire avait pris le nom de Milord, étant logé à Rouen, chez Jore, libraire, qui imprima ses Lettres philosophiques. (M.) (R)
  • 17Maupertuis, de l’Académie des sciences est un homme de mérite, mais admirateur outré des Anglais ; il a imprimé que les astres étaient semblables à des meules de moulin. (M.) (R)
  • 18Le fait est vrai, Maupertuis, ayant une indisposition galante, alla à Montpellier, où il voulut engager les chirurgiens à le mutiler. (M.) (R)
  • 19Allusion à ce que Mme la marquise du Châtelet a pris autrefois de l’opium dans un désespoir amoureux. (M.) — « La marquise du Châtelet, raconte Maurepas, désespérée de se voir abandonnée du marquis de Guébriant qu’elle idolâtrait, lui écrivit une lettre d’éternels adieux, disant qu’elle voulait mourir puisqu’il ne vivait plus pour elle. Guébriant, qui la connaissait sujette à des emportements, courut chez elle, et le suisse lui refusant la porte, il entra de force, vola à l’appartement et la trouva couchée, dormant d’une dose d’opium capable de la tuer ; il la fit secourir lui sauva la vie, et, ne pouvant s’attacher à elle malgré cette preuve d’amour, elle s’en consola avec plusieurs autres. » (R)

Numéro
$0837


Année
1736 / Novembre 1737 (Clairambault)

Auteur
Riccoboni ?



Références

Raunié, VI,149-55 - Clairambault, F.Fr.12707, p.331 -  Maurepas, F.Fr.12634, p.303-07 - F.Fr.12675, p.222-27 - F.Fr.13662, f°59r-60v - F.Fr.15034, p.119-23 - F.Fr.15137, p.220-25 - F.Fr.15231, f°190r-192r - F.Fr.15141, p.353-58 - F.Fr.15148, p.439-51 - Arsenal 2934, p.246-52 - BHVP, MS 658, p.167-71 - BHVP, MS 659, p.369-72 - Mazarine MS 2164, non numéroté - Mazarine Castries 3987, p.1-5 - La Haye, KHA, A 17-302, II, f°60-64 - Avignon BM, MS 1236, p.97-100 - Lettres de M. de V***, 1738, p.23-29- Délassements d'un galant homme, p.293-96 - Voltariana, 1748, p.159-162 - Barbier-Vernillat, III, 190-92 - Van Strien, p.315-19


Notes

Air noté (Arsenal 2934) - Quelques strophes figurent parfois isolées dans les chansonniers.

Edition et commentaire dans Van Strien, p.315-322

"C'est le petit Lélio [Antoine-François-Valentin Riccoboni] qui fait ces belles besognes", selon Voltaire (D1423, cité en Van Strien, p.321). Voltaire en parle à Thieriot et lui cite le couplet le concernant [Thieriot, pauvre hère … et de ton Midas] Best D.1283.