sans titre
Vous n’avez donc plus dans Paris
De courtier de littérature1 ;
Vous renoncez aux beaux-esprits,
À tous les immortels écrits
De l’almanach et du Mercure.
L’in-folio ni la brochure
À vos yeux n’ont plus de prix !
D’où vous vient tant d’indifférence ?
Vous soupçonnez que le bon temps
Est passé pour jamais en France,
Et que notre antique opulence
Aujourd’hui fait place en tout sens
Aux guenilles de l’indigence ?
Ah ! jugez mieux de nos talents
Et voyez quelle est notre aisance ;
Nous sommes et riches et grands,
Mais c’est en fait d’extravagance ;
J’ai même très peu d’espérance
Que M l’abbé Sabatier,
Malgré sa flatteuse éloquence
Nous tire jamais du bourbier
Où nous a plongés l’abondance
De nos barbouilleurs de papier.
Le goût s’enfuit, l’ennui nous gêne,
On cherche des plaisirs nouveaux.
Nous étalons pour Melpomène
Quatre ou cinq sortes de tréteaux
Au lieu du théâtre d’Athènes.
On critique, on critiquera,
On imprime, on imprimera
De beaux écrits sur la musique,
Sur la science économique,
Sur la finance et la tactique
Et sur les filles d’opéra.
En province une académie
Enseigne méthodiquement
Et calcule très savamment
Les moyens d’avoir du génie.
Un auteur va mettre au grand jour
L’utile et la profonde histoire
Des singes qu’on montre à la foire,
Et de ceux qui vont à la cour.
Peut-être un peu de ridicule
Se joint-il à tant d’agréments,
Mais je connais certaines gens,
Qui vers les bords de la Vistule
Ne passent pas si bien leur temps.
- 1]Commentaire à l’annonce que Thiriot n’est plus le correspondant littéraire de Frédéric II. (lettre du 1er février 1773). "Vous ne voulez donc point remplacer Thiriot, votre historiographe des cafés ? Il s’acquittait parfaitement de cette charge : il savait par cœur le peu de bons vers et le grand nombre de mauvais qu’on faisait dans Paris, c’était un homme bien nécessaire à l’État" (Voltaire)
Voltaire, Best.D.18170 (à Frédéric II, 4 mars 1773) - Suard, CL, p.420-21 (jusqu'au vers "Au lieu du théâtre d’Athènes.") - Voltaire, Oeuvres complètes, t.71C, p.427-29