Réflexions d’un patriote
Réflexions d’un patriote1
Amour sacré de la patrie,
Toi qui péris dans tous les cœurs,
N’abandonne pas mon génie ;
Donne-lui tes saintes fureurs !
Qu’en dépit de la tyrannie
Qui foule aux pieds toutes les lois,
Le feu de ta mâle énergie
Éclate aux accents de ma voix.
Oui, par toi les âmes sublimes
Conçoivent toutes les vertus ;
Tant qu’on a suivi tes maximes
L’on a vu naître des Brutus ;
L’on a vu tomber de leur trône
Ces tyrans qu’on nomme des rois ;
L’on a vu, brisant leur couronne,
Le peuple reprendre ses droits.
Nous lisons les faits historiques ;
Mais, stupides admirateurs,
Nous n’y puisons pas ces pratiques
Qui devraient diriger nos mœurs.
Sans grandeur d’âme, sans courage,
Oubliant notre dignité,
Nous rampons dans un esclavage
Qui dégrade l’humanité.
Si nous consultons la nature,
Le seul oracle des humains,
Sa voix auguste et toujours pure
Nous prononcera ces destins :
Mes enfants, par votre naissance
Je vous ai rendus tous égaux ;
Pour vous, la moindre différence
Est la source de tous les maux.
Dans les annales historiques
Si l’on cherche la vérité,
Ce n’est qu’au sein des républiques
Qu’on trouve la félicité.
Au milieu des peuples antiques,
Voyez les Grecs et les Romains,
Et parmi nous les Helvétiques
Ils sont les plus grands des humains.
O ciel ! que ne m’as-tu fait naître
Parmi ces fiers républicains ;
J’y serais ce que je dois être
Et je bénirais mes destins ;
Tandis que dans la servitude
Où l’on me tient assujetti,
Je dévore la turpitude
De n’être qu’un homme avili.
Français ! ah, quelle idée affreuse !
Comment pouvez-vous, sans rougir,
De l’autorité désastreuse
Laisser les bornes s’agrandir ?
Quoi ! vous voyez le despotisme
Étendre sa verge sur vous,
Et dans un vil tolérantisme
Vous vous soumettez à ses coups !
Non, tu n’es point, peuple frivole,
Issu de ces braves Gaulois
Qui firent dans le Capitole
Trembler les grands vainqueurs des rois.
Indolent et vil sybarite,
Tu t’endors sur un lit de fleurs ;
Inconcevable Démocrite,
Tu ris de tes propres malheurs.
Une moderne Messaline,
Un Vitellius, un Séjan,
Tous trois ont juré ta ruine,
Sous les yeux du prêtre Mathan2
.
Des Isabelle de Bavière,
Des Brunehaut, des Médicis,
Vois dans ta souveraine altière
Tous les attentats réunis.
Par sa naissance illégitime,
Enfant odieux de l’amour3
,
Elle fut la fille du crime :
Elle en est la mère à son tour.
Elle ose, nouvelle vipère,
Devenir l’affreux assassin
Du peuple bon, mais téméraire,
Qui la réchauffe dans son sein.
Vous qui, pénétrant les abîmes
De son cœur perfide et honteux,
N’y voyez que vices, que crimes,
Qu’horreurs, que forfaits odieux,
O ciel ! voulez-vous à la terre
Montrer toute votre équité ?
Écrasez d’un coup de tonnerre
Ce monstre infâme et détesté.
Puisse le même coup de foudre,
Étendant toujours ses bienfaits,
Renverser et réduire en poudre
Les artisans de ses forfaits.
Que son époux lâche et stupide,
Que nos ministres sans honneur
Prouvent, par leur chute rapide,
Qu’il existe un être vengeur.
Mais j’invoque à tort ta puissance,
Ces miracles ne sont pas dus ;
C’est pour notre propre défense
Qu’il nous a donné des vertus.
Osons ! déployons l’énergie
Dont il sut animer nos cœurs,
Et d’une affreuse tyrannie
Nous arrêterons les fureurs.
Comme nos sénateurs augustes,
Soyons tous des d’Espresmenils4
;
Méprisons les ordres injustes
De nos trois lâches ennemis ;
Sans nous, que serait leur puissance,
Leurs droits, leur grandeur, leur éclat ?
Rien qu’une orgueilleuse apparence ;
C’est nous qui formons tout l’État.
Quand de ces vérités sacrées,
Empreintes dans ton noble cœur,
Tu fis aux chambres assemblées
Jurer l’éternelle vigueur,
D’Espresmenil, pouvais-tu croire,
Que, parjures à leurs serments,
Les pairs aviliraient leur gloire
En t’abandonnant lâchement ?
Quoi ! pour prix de ton héroïsme,
Jusqu’au temple de l’Équité,
Un vil agent du despotisme5
Vient t’enlever ta liberté,
Et, témoins de la violence
Qu’on ose exercer contre toi,
Des milliers d’hommes en silence
Demeurent stupides d’effroi !
A ce spectacle inconcevable
Mon sang bouillonne de fureur ;
Et si mon âme inébranlable
Passait dans chaque spectateur,
Arraché des mains flétrissantes
Qui profanent ta dignité,
Tu verrais tes vertus brillantes
Triompher de l’iniquité.
Cependant, héros magnanime,
Je porte envie à ton malheur ;
Dans ta prison, noble victime,
Tu restes tout couvert d’honneur ;
Tandis que le Roi qui t’opprime
Et ses ministres abhorrés,
Flétris de l’opprobre du crime,
Sont à jamais déshonorés.
- 1Autre titre : Ode patriotique dans le genre des Phlippiques. (M.) La violence de cette pièce est un témoignage frappant de l’irritation produite par les actes de Loménie de Brienne. Le ministre, après avoir renvoyé les notables, s’était trouvé en présence de l’opposition du Parlement, qui refusait d’accepter ses expédients financiers et d’enregistrer les édits du timbre et de la subvention territoriale. Il lui avait fallu imposer l’enregistrement par un lit de justice, le 6 août 1787, et aussitôt après exiler à Troyes les magistrats qui avaient énergiquement protesté. Un accord intervint toutefois, et le Parlement revint à Paris ; mais le calme fut de courte durée. Lorsque Brienne voulut ouvrir un emprunt de 420 millions, il dut faire imposer l’enregistrement, le 19 novembre, par le garde des Sceaux, au nom du Roi qui assistait à la séance. En présence des remontrances réitérées des magistrats, il résolut de renouveler le coup d’État de Maupeou ; d’Espresmenil, qui était parvenu à obtenir une copie des édits préparés à cet effet, les dénonça au Parlement, ce qui amena son arrestation et celle de Goislard de Monsabert, l’un de ses confrères qui l’avait énergiquement appuyé. Brienne mit aussitôt après son projet à exécution, et sous prétexte de réformer le corps judiciaire, il frappa les Parlements d’une interdiction de se réunir indéfinie et les remplaça par une cour plénière et de grands bailliages. (R
- 2 Il est facile de saisir le sens de ces allusions ; l’auteur voulait désigner le Roi, la Reine, Brienne et Lamoignon. (R)
- 3Crue fille de M. le duc de Choiseul, c’est une atroce calomnie. (M.) (R)
- 4Voici, racontée par un contemporain bien informé, la scène de l’arrestation des deux parlementaires dans la séance du 5 mai, scène que les historiens modernes ont étrangement dramatisée : « Force fut d’enchaîner la licence par des punitions. On donna l’ordre d’arrêter M. d’Esprémenil et M. de Montsabert, moyen employé trop tard et qui ne fit qu’augmenter l’incendie. L’effervescence qui troublait les têtes s’était accrue par l’impunité, au point qu’il n’était plus possible de la maîtriser.
L’ordre d’arrêter M. d’Espresmenil et M. de Montsabert regardait le département du baron de Breteuil ; il en confia l’exécution à la prévôté, qui, faute d’expérience pour ces sortes de commissions, mit si peu de soin à s’en acquitter que les désignés furent avertis à temps et se sauvèrent au Palais. Là, M. d’Espresmenil demanda que les chambres fussent assemblées ; on appela les pairs ; il eut beau jeu à déployer son éloquence sur la violation de la liberté des magistrats et sur la tyrannie. […] La cour, informée de ce qui se passait au Palais, fit ordonner aux détachements des régiments des gardes de s’en emparer et de mettre des postes et des sentinelles à toutes les portes de la Grand'Chambre, avec défense d’en laisser sortir personne. Peu après, M. d’Agoust, capitaine aux gardes françaises, et depuis major, parut au milieu de l’assemblée et dit qu’il venait de la part du Roi pour arrêter M. d’Espresmenil ; que, ne le connaissant point, il eût à se conformer à la volonté de Sa Majesté. Un silence universel et profond suivit l’exposition de cet ordre. On a voulu faire de ce silence une belle réponse théâtrale, mais il ne fut que l’effet de la consternation et de la peur. Quand on conspire, il faut montrer une audace imperturbable, surtout dans les circonstances de la nature de celles-ci. […] « A la fin M. d’Espresmenil se leva ; c’était déjà trop tard ; il demanda à M. d’Agoust s’il emploierait les voies ordinaires ou la violence. Le Roi vous en donne le choix, lui répondit M. d’Agoust avec assurance. Sur quoi M. d’Espresmenil s’étant mis à la suite de M. d’Agoust, ce dernier le conduisit par des détours à un carrosse qui l’attendait. Il n’y aurait pas eu de sûreté pour lui de traverser la foule avec son prisonnier. M. d’Espremenil fut envoyé aux îles d’Hières, et M. de Montsabert je ne sais plus où. Après ce coup de vigueur on en fit un autre : ce fut d’annoncer à tous les Parlements qu’ils étaient en vacance et que le Roi leur défendait de s’assembler. Le régiment des gardes françaises s’empara du Palais, en prit même les clefs et renouvelait journellement ses détachements. » (Mémoires du baron de Besenval.) (R) - 5Le marquis d’Agoust, capitaine aux gardes françaises. (M) (R)
Raunié, X,287-95