Poète et guerrier
Poète et guerrier1
Je me flattais de l’espérance
D’aller goûter quelque repos
Dans votre maison de plaisance ;
Mais Vinache a ma confiance :
Je prends pour guérir de mes maux
De sa tisane à toute outrance,
Et je donne la préférence
Sur le plus grand de nos héros
Au plus grand charlatan de France.
Ce discours vous surprendra fort,
Et vous trouverez que j’ai tort
De parler du soin de ma vie
A celui qui n’eut d’autre envie
Que de chercher partout la mort.
Mais souffrez que je vous réponde
Sans m’attirer votre courroux,
Que j’ai plus de raison que vous
Pour vouloir rester dans le monde.
Car si quelque coup de canon
Dans vos beaux jours brillants de gloire
Vous eût emporté chez Pluton,
N’auriez-vous pas dans la nuit noire
Beaucoup de consolation,
Lorsque vous sauriez la façon
Dont vous aurait traité l’histoire ?
Paris vous eût premièrement
Fait un service fort célèbre
En présence du Parlement,
Et quelque prélat ignorant
Aurait prononcé hardiment
Une longue oraison funèbre
Qu’il n’eût pas faite assurément.
Puis, en vertueux capitaine,
On vous aurait proprement mis
En l’église de Saint-Denis
Entre Duguesclin et Turenne.
Mais si quelque jour, moi, chétif,
Je passais sur le noir esquif
Je n’aurais qu’une vile bière ;
Deux prêtres s’en iraient gaiement
Porter ma figure légère
Et la loger mesquinement
Dans le recoin d’un cimetière ;
Mes nièces, au lieu de prière,
Et mon janséniste de frère
Riraient à mon enterrement,
Et j’aurais l’honneur seulement
Que quelque muse médisante
M’affublerait pour monument
D’une épitaphe impertinente.
Vous voyez bien, par conséquent,
Qu’il est bon que je me conserve
Pour être encor témoin longtemps
De tous les exploits éclatants
Que votre destin vous réserve.
- 1autre titre: Épitre d’Arouet au maréchal de Villars (Arsenal 3133, F.Fr.9352). – « Voltaire était toujours le bienvenu à Villars. Le maréchal lui faisait grand accueil et eût voulu le voir plus souvent. Mais le poète, qui devait pousser si loin sa laborieuse existence, se dira mourant, se plaindra, se soignera, sera dans les remèdes toute sa vie. Il avait promis d’aller à Vaux, mais c’était compter et décider sans son médecin, sans Vinache, qui ne le lâchait point. Ce Vinache était un médecin empirique fort à la mode et dans les mains duquel Voltaire s’était mis. » (Desnoireterres, La jeunesse de Voltaire) (R)
Raunié, IV,127-29 - Clairambault, F.Fr.12698, p.249-51 - Maurepas, F.Fr.1231, p.49-51 - F.Fr.9352, f°22r-23r - Arsenal 3133, p.55-56