Aller au contenu principal

Lettre de M. de Voltaire à M. de Genonville son ami

Ne me soupçonne point de cette vanité
Qu’avait toujours Chaulieu de parler de lui-même
Et laisse-moi jouir de la douceur extrême
De t’ouvrir avec liberté
Un cœur qui te plaît et qui t’aime.
De ma muse en mes premiers ans
Tu vis les tendres fruits imprudemment éclore.
Tu vis la calomnie, avec ses noirs serpents,
Des plus beaux jours de mon printemps
Obscurcir la naissante aurore.
D’une injuste prison je subis la rigueur,
Mais au moins de mon malheur
Je sus tirer quelque avantage.
J’appris à m’endurcir contre l’adversité
Et je me vis un courage
Que je n’attendais pas de la légèreté
Et des erreurs de mon jeune âge.
Dieux ! Que n’ai-je eu depuis la même fermeté !
Mais à de moindres alarmes,
Mon cœur n’a point résisté.
Tu sais combien l’amour m’a fait verser de larmes,
Fripon, tu le sais bien,
Toi dont l’amoureuse adresse,
Par un sentiment fort humain,
Aima mieux ravir ma maîtresse
Que de la tenir de ma main.
Mais je t’aimerai toujours, tout ingrat, tout vaurien
Je te pardonnerai tout avec un cœur chrétien
Et ma facilité fut grâce à ta faiblesse.
Hélas ! Pourquoi parler encore de mes amours
Quelquefois ils ont fait le chagrin de ma vie.
Aujourd’hui, la maladie
En éteint le flambeau peut-être pour toujours
De mes ans passagers la traîne est raccourcie,
Mes organes lassés sont morts pour les plaisirs,
Mon cœur est étonné de se voir sans désirs.
Dans cet état il ne me reste
Qu’un assemblage vain de sentiments confus,
Un présent douloureux pour l’avenir funeste
Et l’affreux souvenir d’un bonheur qui n’est plus.
Pour comble de malheurs je sens de ma pensée
Se déranger les ressorts,
Mon esprit m’abandonne, et mon âme éclipsée
Perd en moi de son être et meurt avant mon corps.
Est-ce là ce rayon de l’essence suprême
Qu’on nous peint si lumineux ?
Il naît avec nos sens, il s’affaiblit comme eux,
Il pourrait bien périr de même.

 

Numéro
$3471


Année
1721




Références

Clairambault, F.Fr. 12698, p.175-77 - Maurepas, F.Fr.12630, p.479-80