Vers de M. de La Harpe à deux de ses amis qui étaient allés le voir à la campagne
Vers de M. de La Harpe à deux de ses amis
qui étaient allés le voir à la campagne
Vous arrivez, amis, dans ce simple séjour,
Échappés de l’ennui qu’on respire à la Cour ;
Vous venez au grand trot chercher dans ma chaumière
Le rustique souper d’un pauvre solitaire.
Vous le trouverez bon, car vous avez bien faim ;
Je voudrais cependant relever le festin,
Vous apporter des vers : c’est chère de poète.
Vous vous imaginez déjà sur l’étiquette
Quelque scène tragique à faire tout trembler,
Quelque drame bien noir à faire reculer.
Pour un dessert plus gai ma verve se ranime,
Et je veux aujourd’hui déroger au sublime.
Ce n’est qu’une boutade, impromptu familier
Fait en me promenant pour me désennuyer.
De mes deux bons amis attendant la venue,
Je me promène ici dans ma longue avenue,
Ou dans celle d’autrui ; c’est tout un, car enfin
L’on sait que ma maison n’a ni cour ni jardin ;
Mais comme à Clignacourt c’est la plus belle rue,
Jadis de Despréaux la muse mieux pourvue
Ôtant une syllabe au mot de chèvrefeuil,
Put adresser des vers au jardinier d’Auteuil,
Et payé pour flatter et libre de médire,
En carrosse à Paris fit rouler la satire.
Je serais trop content si, dans tous ses honneurs,
Je montais comme lui le coursier des neuf sœurs.
De ce cheval quinteux, rebelle à mes caresses,
J’ai reçu bien souvent des ruades traîtresses !
De son maître Apollon, si j’eus quelque vertu,
C’est la facilité de rimer impromptu.
Ainsi j’ai vu l’auteur de Mérope et d’Alzire,
Le chantre de Henri, d’Agnès et de Zaïre,
Conversant avec nous dans ses riants déserts,
S’échauffer sous le dieu qui lui dictait des vers,
Et dans ses entretiens sa verve encor brillante
Retrouver les trésors de sa plume éloquente.
Vous dites que ces vers sont d’un style trop haut ?
Je tombe dans le noble, et c’est là mon défaut.
Un auteur (M.Dorat) qui, dit-on, se sert peu de la lime,
Nous jurait autrefois de n’être point sublime,
Autant qu’Adélaïde a su nous le prouver.
Il tient mal son serment ; moi, je veux l’observer.
Eh bien, vous avez vu le pays des mensonges.
Qu’y cherchiez-vous ? parlez, racontez-moi vos songes.
Car de ce démon-là tout homme est travaillé,
Il n’est point de mortel qui ne rêve éveillé,
Et trop heureux celui qui, gardant sa folie,
Peut rêver doucement tout le temps de sa vie.
Il est deux dieux charmants et qui nous sont bien chers :
L’Espérance et Morphée, ils bercent l’univers.
À la Cour, à Paris n’est-il point de nouvelles ?
Usant à griffonner mes doigts et mes chandelles,
J’ignore ce qu’on fait, encor plus ce qu’on dit.
Monsieur Turgot a-t-il dans quelque bel édit
Fait entrer la raison, discrètement ornée,
Et de se trouver là justement étonnée ?
Le prélat polonais, M. l’abbé Beaudeau,
Soumet-il la finance à quelque plan nouveau ?
Serons-nous enrichis par les Économistes ?
Du chancelier Maupeou les modestes gagistes,
Avec deux mille francs payés de leurs vertus,
S’en iront-ils à pied comme ils étaient venus ?
Et ne dirons-nous rien de la littérature ?
Les Amants généreux font-ils quelque figure ?
D’Arnaud occupe-t-il la plume et le burin ?
Aubert dans la Gazette efface-t-il Marin ?
À ce pauvre Fréron reste-t-il de quoi boire ?
Remplit-il sa cave en vidant l’écritoire ?
On dit que pour le vin il a quelque penchant ;
Je suis toujours surpris qu’un buveur soit méchant.
Il s’enivre pourtant, mais ce n’est pas de gloire.
Et Clément sur Voltaire aura-t-il la victoire ?
Ses lettres, sans réponse ainsi que sans lecteurs,
Vont-elles au bon goût ramener les auteurs ?
Sa prose est un peu plate et ses vers sont en prose.
N’étaient ces deux défauts, ils seraient quelque chose.
Et l’homme à qui Piron par son dernier écrit
Légua son portefeuille et non pas son esprit,
Rigoley, l’éditeur… comment, quel est cet homme ?
Dites-nous qui il est. Écoutez, il se nomme…
Autrement Juvigny ; le connaissez-vous mieux ?
Pas davantage. Eh quoi ! ce critique fameux
Qui mit cette préface, et savante, et romaine,
Aux tables de Verdier et de la Croix du Maine ;
Qui va flatter Buffon sans en être aperçu,
Qui médit de Voltaire et n’en est pas connu ;
Qu’on rencontre partout et qu’on ne cherche guère,
Qui vous parlant toujours, devrait toujours se taire ;
Grand ami de Fréron, grand docteur, bon chrétien,
Qui ne serait pas mal s’il voulait n’être rien.
Le voilà trait pour trait, et même, je vous jure,
L’original, ma foi, ne vaut pas la peinture.
Heureux le bon bourgeois qui, loin de ce travers,
Hors les commandements n’a jamais lu de vers,
Qui va, tous les matins, orné de ses lunettes,
Rêver profondément en lisant les gazettes,
S’en retourne manger la soupe au coin du feu,
Dîne avec son voisin, boit en paix, croit en Dieu,
Au vin du cabaret, à l’honneur de sa femme,
Et quand il tonne, au ciel recommande son âme,
Qui, de contes pour rire amuse ses enfants,
De son court revenu voit la fin tous les ans,
Récite la prière, à la grand’messe chante,
Et quelquefois aussi couche avec sa servante.
C’est vivre comme il faut ; nous n’avons rien de mieux ;
Nous avons trop d’esprit pour savoir être heureux.
Le bonheur, mes amis, vaut mieux que le génie.
Pardonnez à ces vers, fruit de ma fantaisie.
Écrire longuement est un bien du métier ;
Mais on rime sans peine en style familier ;
Que de ces vers coulants la tournure est facile !
En voilà près de cent, je vous en ferais mille.
Mais si vous les trouvez trop plats, trop décousus,
N’allez pas le redire ou je n’en ferais plus.
F.Fr.13652, p.264-69 - CLS, 1775, p.102-03 - Correspondance secrète, t.I, p.279-282