La Tristesse de Fréron
La tristesse de Fréron1
Baculard.
Qu’as-tu, Fréron ? Je te trouve interdit,
Moins insolent, plus bas que de coutume.
Fréron.
Oui, j’ai le cœur dévoré d’amertume.
Baculard.
Sans doute, on vient, comme je l’ai prédit,
De réprimer l’audace de ta plume ?
Fréron.
Qui l’oserait ?… Je te le dis tout bas,
J’ai des amis qui ne s’en vantent pas,
Mais…
Baculard.
Qu’as-tu donc ?
Fréron.
Le chagrin me consume.
Baculard.
A-t-on joué l’Écossaise2
à Quimper ?
Fréron.
Partout, sans cesse, on la joue, on l’accueille ;
Mais tous les mois l’auteur est, dans ma feuille,
Mis sur la scène et nous sommes au pair.
Baculard.
D’être hué n’as-tu plus le courage ?
Fréron.
Moi ! cette haine aiguillonne ma rage ;
Et dès longtemps j’y suis fait, Dieu merci !
Baculard.
Avoue enfin que l’opprobre te pèse ?
Fréron.
Oh ! point du tout. Tu m’y vois endurci :
Le mal est fait et le calus aussi.
Va, dans la honte on vit fort à son aise
Quand de l’honneur on n’a plus de souci :
Je l’écrivais autrefois à Marsy3
.
Baculard.
Quel accident peut donc troubler ton âme ?
Fréron.
Ah ! sur les sots je régnais autrefois.
Ce temps n’est plus ; la louange, le blâme,
Dans mes écrits ne sont plus d’aucun poids ;
Même en province on a su me détruire,
Et sans retour j’ai perdu, je le vois,
Mon seul plaisir, l’heureux pouvoir de nuire.
- 1« Le vertueux Jean Fréron étant de retour depuis peu de son voyage en Bretagne, où il s’était rendu dans l’espérance de recueillir une succession qu’il n’a pas trouvée ouverte, attendue que celle qui devait la laisser s’était ravisée de vivre, vient de reprendre les glorieux travaux de son Année littéraire, qu’il avait abandonnés dans son absence à quelques subalternes. Ce retour a été célébré par une pièce qui a couru Paris, mais dont l’auteur ne s’est pas fait connaître. » (CLG)
- 2Cette comédie de Voltaire fut imprimée au commencement de l’année 1760 et fut représentée au Théâtre-Français le 27 juillet suivant. C’était surtout une cruelle diatribe contre Fréron ; Collé la juge sévèrement dans son Journal : « C’est, dit-il, un mauvais roman qui veut être une comédie ; rien n’est si commun et si usé que l’intrigue de cette pièce… Ce qui a décidé le succès, c’est le caractère de Frelon. Les personnalités contre Fréron que l’on a cru trouver dans ce personnage l’ont fait applaudir avec fureur dès les premiers traits. Les ennemis de ce journaliste, les amis de Voltaire, les encyclopédistes, beaucoup d’honnêtes gens neutres, mais qui méprisent Fréron, ont battu des mains à chaque injure qui paraissait le regarder… Il est odieux de personnifier les gens sur la scène et en particulier d’y voir exposer des gens de lettres comme des bêtes féroces qui combattent pour le divertissement des spectateurs… C’est une infamie de M. de Voltaire d’avoir fait jouer cette pièce. » (R)
- 3Quand Marsy fut chassé de chez les jésuites pour avoir trop aimé les enfants dont il était le préfet, Fréron alors jésuite, lui adressa les vers suivants : Adieu, Jupiter adorable, / Revêtu d’un manteau d’abbé, / Laisse là ton honneur inflâme ; / Prends soin seulement qu’à la table / Toujours un Ganymède aimable / Te verse le nectar à la place d’Hébé. (R.)
Raunié, VIII,59-62