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Épître à Nicolet

 Épître1 à Nicolet2

Illustre Nicolet, ta perte est assurée :
De puissants ennemis dès longtemps l’ont jurée.
Des esprits éclairés, vastes dans leurs desseins,
Veulent te supprimer comme les capucins !
Pour ranimer le goût languissant et malade,
A l’hôtel de Bourgogne3 on unit la parade :
Clairval d’un beau pierrot étalant tout l’éclat
A repris la couleur de son premier état.
Et son théâtre, fier de ce qu’il te dérobe,
Attire tout Paris avec sa garde-robe.
D’une tête à perruque on a fait un tableau,
Le parterre se pâme et crie : ah ! que c’est beau !
La France est le pays où règne la sottise,
Je sais que l’étranger en rit et nous méprise,
Et moi, qui ne veux pas partager ce mépris,
Je vais de nos travers gémir loin de Paris.
Siècle du grand Louis, nous regrettons ta gloire ;
Quelle place le nôtre aura-t-il dans l’histoire ?
Pour remplacer Quinault, nous n’avons que Laujon,
Pour remplacer Boileau nous n’avons que Fréron,
Et, si la faux du temps vient à frapper Voltaire,
François de Neufchâtel devient son légataire.
Lemierre et Sauvigny, La Harpe et Chabanon,
Nous glacent en voulant imiter Crébillon.
L’agréable Saint-Foix, d’humeur douce et badine,
Est fidèle à la prose en réformant Racine4 .
Beaumarchais, trop obscur pour être intéressant,
De son vieux Diderot est le singe impuissant.
Un Cailhava nous peint Thalie à la Courtille ;
Molière, ton habit se change en souquenille :
Pour te mieux outrager cent ans après ta mort,
Le coup de pied de l’âne est donné par Chamfort5 .
A ces pauvres Quarante il ne faut pas s’en prendre,
Ils ont fait de leur mieux pour honorer ta cendre.
Où sont ces aigles fiers fixant l’astre du jour ?
Apollon aujourd’hui n’a qu’une basse-cour.
Mais pourquoi regretter notre splendeur antique,
Puisque nous jouissons d’un Opéra-comique
Si puissant de nos jours ; son dieu fut savetier,
Maréchal, bûcheron, serrurier, tonnelier6 ,
Le sublime Quétant fit une poétique
Pour prouver que ce dieu n’était dieu qu’en boutique.
Dans Tom Jones enfin il prit un noble essor
Et fut jusques aux cieux porté par Philidor.
L’atroce Barnevelt vint dans notre royaume ;
La Grèce eut son Homère et Paris son Anseaume.
Jeunesse, qui suivez cet auteur de si loin,
Avant de travailler méditez avec soin.
La gloire que produit cette illustre carrière
Doit tenter, j’en conviens ; mais pour l’avoir entière
Parlez : du grand Sedaine avez-vous les talents ?
Si vous ne pouvez pas attraper ses élans,
Tâchez au moins d’atteindre au poli de son style,
Modeste comme lui soyez aussi docile.
Gardez-vous bien surtout de faire un opéra,
Il arrive malheur à ces ouvrages-là.
La Motte est massacré par les mains de Cardonne7
Dans les bras de l’amour le Dieu du goût frissonne ;
Quinault, tu dois frémir dans la nuit du tombeau,
Persée est corrigé par monsieur Joliveau8 ,
Malgré ses vers brillants et sa verve féconde,
Nous avons vu périr la Reine de Golconde ;
Mais l’auteur, pour se faire un honneur singulier,
Conçoit du Déserteur l’ouvrage irrégulier.
Monsigny, digne ami, le soutient de manière
Que la gloire à Sedaine appartient toute entière.
Ce poète, qui peut remplacer Poinsinet,
A force de travail marche après Taconnet ;
On lui doit des Sabots l’intrigue intéressante,
Sa délicate main crépit l’Ile sonnante9
Il fit l’Anneau perdu, sifflé, puis oublié,
Et l’Huître, et la Gageure et le Mort marié.
Son théâtre arlequin, tout rayonnant de gloire,
Est dans cet âge enfin le temple de Mémoire ;
C’est dans cette piscine où les auteurs perdus
Se lavent des affronts qui les ont confondus.
Marmontel, tu rendis Cléopâtre hydropique,
Tu fis à l’Opéra mourir Hercule étique ;
Tu sentis qu’il fallait, pour te faire un grand nom,
En vers bien boursouflés composer le Huron.
Mais, comme un faible enfant bronchant dans la carrière,
Tu fis choix de Grétry pour tenir la lisière.
Travaillez, plats auteurs tant de fois bafoués,
Et pendant quatre mois vous vous verrez joués.
D’informes avortons Paris est idolâtre,
Et tous les écrivains brillent sur ce théâtre :
Son concours éclatant, ses éternels succès
Attentent chaque jour au bon goût des Français.
Esprit universel, prodigieux génie,
Voltaire, efforce-toi de changer de manie ;
Tous les mois contre Dieu tu nous donnes un écrit,
Ne sois plus le Fréron du divin Jésus-Christ.
Tu te fais dans ton lit porter le viatique,
Il valait bien mieux faire un opéra-comique :
Espérant embellir tes vers mâles et forts,
La Borde t’eût prêté ses sons durs et discords ;
Et ton pinceau, traçant les amours de Jean-Jacques,
Nous aurait amusé beaucoup plus que tes Pâques.
O mes concitoyens ! qu’est devenu le goût ?
L’ignorance domine, elle s’étend sur tout.
Armide vous plairait moins que des Zirzabelles,
Et du Tableau parlant vous êtes les modèles10 .

  • 1Épître à Nicolet au sujet du Tableau parlant, opéra-comique donné en novembre 1769.
  • 2« La frivolité du jour et le goût du moment se portent sur le Théâtre-Italien. Depuis que l’on y a permis les opéras-comiques ce spectacle ne désemplit pas, et les drames les plus médiocres, soutenus par quelques ariettes sont assurés d’y réussir ; l’énumération en serait trop longue ; une comédie qui a pour titre Le Tableau parlant y attire tout Paris. Un anonyme, indigné du mauvais goût du siècle, vient, dans une épître à Nicolet, bateleur du Rempart, faire passer en revue tous les ouvrages monstrueux de ce théâtre et qui y ont été le plus suivis ; il assaisonne sa critique du sel de la satire qu’il répand sur la plupart des auteurs du jour, dont les écrits sont rappelés du côté le plus défavorable. Les portraits qu’il en fait sont un peu outrés, mais on ne doit pas dissimuler qu’en général il a raison et qu’on ne peut assez fronder l’esprit du jour qui semble dédaigner les chefs-d’œuvre immortels des auteurs du siècle de Louis XIV et ne prendre plaisir qu’à un spectacle d’un aussi mauvais genre. » (Nouvelles à la main.)
  • 3Où se trouve aujourd’hui le théâtre de la Comédie-Italienne. (M.) (R)
  • 4Allusion au malheureux essai de M. de Saint‑Foix de mettre le cinquième acte d’Iphigénie en action. (Note de Grimm.) (R)
  • 5Allusion à l’éloge de Molière par Chamfort. (R)
  • 6Titres d’opéras comiques dont trois sont de Quétant. (R)
  • 7Musicien de Versailles qui remit en musique sans succès l’opéra d’Omphale. (Note de Grimm.) (R)
  • 8Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de musique et actuellement l’un des quatre nouveaux directeurs de l’Opéra, nommés par la ville. (Note de Grimm) (R)
  • 9M. Nicolet représente à son digne ami que l’Ile sonnante est de M. Collé et non de M. Sedaine et qu’il n’envie pas cette pièce au Théâtre‑Italien. Au reste, il pardonne volontiers cette petite erreur en faveur de tant de vers harmonieux et pleins de sel. (Id.) (R)
  • 10« Il résulte de cette épître que le goût est malade eu France et qu’il n’y a plus dans la nation que M. de Voltaire et M. Palissot, que la faux menace l’un, et que l’autre, indigné de voir le règne de la sottise et ne voulant pas partager ces mépris, “ Va de tous nos travers gémir loin de Paris ”, en sorte qu’il ne restera plus personne à la France. » (CLG)

Numéro
$1282


Année
1769

Auteur
Palissot



Références

Raunié, VIII,153-58 - F.Fr.15140, p.390-96