Le Talent de Lekain
Le talent de Lekain1
Est-ce Lekain, est-ce Orosmane,
Qui, terrible dans ses malheurs,
Soumet la fierté musulmane
Aux genoux de Zaïre en pleurs ?
Lekain, quelle vive peinture2
!
Comme tendre ou cruel amant,
Ce n’est qu’au coin de la nature
Que tu frappes le sentiment.
Dans tes mouvements que de charmes !
Que d’art s’y montre en se cachant !
Mes yeux ont pleuré de tes larmes.
J’étais Zaïre en t’écoutant.
Le ciel ne te fit point injure
En te refusant des appas ;
Ton âme paye avec usure
Pour la beauté que tu n’as pas.
La critique en vain t’environne,
La cabale en vain s’enhardit ;
Le public entier te couronne
Et la vérité t’applaudit.
- 1 - Henri Louis Cain, dit Lekain, célèbre tragédien français (1728 1778), avait commencé par jouer la comédie « en bourgeoise » selon sa propre expression, à l’hôtel Jabach dans le cloître Saint Merry, lorsqu’il fut admis, grâce à la protection de Voltaire, à débuter à la Comédie-Française. Ses débuts se prolongèrent dix sept mois, au milieu de l’hostilité persistante des acteurs de la Comédie ; le rôle d’Orosmane, qu’il joua à la cour le 8 mai 1751, fut son premier grand triomphe, et lui valut d’être reçu, par ordre du Roi, au nombre des Comédiens français. (R)
- 2« Lorsqu’il parut sur la scène sa figure et sa taille causèrent d’abord quelque surprise. Les femmes, accoutumées à la grâce et à la beauté de Grandval, laissèrent échapper un léger murmure : plusieurs d’entre elles s’écrièrent à mi‑voix : Ah ! qu’il est laid. Lekain l’avait prévu ; il n’en fut point étonné ; mais le dépit qu’il en conçut donna une nouvelle force à ses moyens, et le succès qu’il eut dès le premier acte prépara le triomphe qu’il obtint dans les derniers. A mesure que l’intérêt de la scène se développait, son âme se répandait sur ses traits ; bientôt tous les yeux offusqués par les larmes ne distinguèrent pas si l’acteur était beau ou laid, et il ne laissa dans l’âme des spectateurs que l’impression profonde des sentiments qui l’avaient animé. » (Lemazurier, Galerie historique des acteurs du Théâtre-Français.) (R)
Raunié, VII,183-84 - Clairambault, F.Fr.12720, p.237-38 - F.Fr.10478, f°583 et f°585 - F.Fr.15154, p.262-64
Stances faites par M. S*** à M. Lekain, après la représentation de Zaïre, le 8 mai 1751 (F.Fr.15154)