

Parodie de la scène d’Aguste dans Cinna1
Le duc d’Aumont, Le Kain, D’Argental
Le duc d’Aumont
Que chacun se retire et qu’aucun n’entre ici ;
Vous, le Kain, demeurez, vous d’Argental aussi.
Cet empire absolu que j’ai dans les coulisses
De chasser les auteurs, de séduire les actrices,
Cette grandeur sans borne et cet illustre rang
Que j’eusse moins brigué s’il m’eût coûté du sang.
Enfin tout ce qu’adore en ma haute fortune
Du vil comédien la bassesse importune
N’a que de ces beautés dont l’éclat éblouit
Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit.
Dans sa possession, j’ai trouvé pour tout charme
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes.
Le mousquetaire altier m’a montré le bâton,
Le public insolent m’accable de lardons.
Molière eut comme moi cet empire suprême.
Monet dans la province en a joui de même.
D’un œil si différent tous deux l’ont regardé
Que l’un s’en est démis et l’autre l’a gardé.
Monet, vain, tracassier, en dépit de l’envie
Voit en repos couler le reste de sa vie ;
Et l’autre, qu’on devrait placer au plus haut rang
Est mort sans médecins d’un crachement de sang.
Ces exemples récents suffiraient pour m’instruire
Si par l’exemple seul on devait se conduire.
L’un m’invite à le suivre et l’autre me fait peur,
Mais l’exemple souvent n’est qu’un miroir trompeur.
Voilà, mes chers amis, ce qui me trouble l’âme ;
Vous qui me tenez lieu du merle et de ma femme,
Pour résoudre ce point avec eux débattu,
Prenez sur mon esprit l’ascendant qu’ils ont eu.
Ne considérez pas cette grandeur suprême
Odieuse au public et pesante à moi-même.
Suivant vos seuls avis je serai cet hiver
Ou directeur de troupe ou simple duc et pair.
Le Kain
Malgré notre surprise et mon insuffisance,
Je vous obéirai, Seigneur, sans complaisance.
Je mets bas le respect qui pourrait m’empêcher
De combattre un avis où vous semblez pencher.
N’allez pas imprimer une honteuse marque
Aux motifs qui d’ici vous ont fait le monarque,
Car on dirait bientôt que c’est injustement
Que vous avez changé notre gouvernement.
La troupe est sous vos lois en dépit du parterre
Et vous régnez en paix tandis qu’on fait la guerre.
Plus votre nouveau poste est noble, grand, exquis,
Plus de votre abandon chacun sera surpris.
On critique, il est vrai, mais sans qu’on se hasarde.
Il est bien des sifflets, mais nous avons la garde.
Nous goûterons bientôt par vos rares bontés
Le comble souverain de nos prospérités.
Que l’amour du bon goût, que la pitié vous touche.
Votre troupe à genoux vous parle par ma bouche.
Considérez-le bien, vous nous avez coûté,
Non que nous croyons vous avoir trop acheté
De l’argent qu’elle perd, la troupe est trop payée
Mais la quittant ainsi, vous l’aurez ruinée.
Si vous aimez encore à la favoriser,
Ôtez-lui le moyen de se plus diviser ;
Conservez-la, Seigneur, en lui donnant un maître
Sur lequel sa splendeur va sans doute renaître
Et pour nous assurer un bonheur sans égal,
Prenez toujours conseil de M. d’Argental.
D’Argental
Seigneur, il est aisé de lever tous vos doutes.
Je dirai mon avis touchant… quoiqu’il en coûte.
Je sens bien… que l’État a grand besoin de vous.
Cependant je vous prie… que me répondrez-vous
A ce raisonnement ?… pour vous je vais conclure.
Il faut toujours choisir la voie la plus sûre.
Car enfin… quand je pense à tout ce que je vois,
Il me semble… mais non… il vous faut de l’emploi.
Si pourtant… vous vouliez envisager la chose,
D’un œil tout différent, je dirais… mais je n’ose.
Voilà, je crois, l’avis qui doit être suivi
Et vous ne risquez rien de prendre ce parti.
Le duc d’Aumont
N’en délibérons plus, cette affaire est finie.
Si je crains le public, j’aime la comédie ;
Enfin, quelques brocards qui puissent m’arriver,
Je veux bien les risquer afin de la sauver.
Pour la tranquillité mon cœur en vain soupire.
Le Kain, par vos conseils je retiendrai l’empire.
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.
Je vois trop que vos cœurs n’ont pas pour moi de fard ;
Et que chacun de vous, dans l’avis qu’il me donne,
Regarde seulement la troupe et ma personne.
Votre amour à tous eux fait ce combat d’esprit
Et tous les deux de même en recevrez le prix.
Vous, qui de l’éloquence avez si bien le charme,
D’Argental, vous serez grand envoyé de Parme.
Vous, Le Kain, avec moi partagez les honneurs.
Donnez ici les lois, choisissez les acteurs.
Ainsi, d’aucun talent ne craignant plus l’ombrage,
Du public à coup sûr vous aurez le suffrage.
Allez voir la Clairon, tâchez de la gagner ;
Car son avis ici n’est pas à dédaigner.
Je conserve l’empire et l’éclat dont il brille.
Adieu, j’en vais porter la nouvelle à ma fille2.
Numéro $4938
Année 1759
Auteur Marmontel
Description
Dialogue
Références
F.Fr.10479, f°641-642 - F.Fr.15034, p.41-45 - F.Fr.15142, p.95-101 - Arsenal 3128, f°378v-379r - BHVP, MS 705, p.383-86 - CLK, novembre 1759, t.I, p.530-31
Mots Clefs Théâtre, duc d’Aumont, Le Kain, d’Argental, parodie Corneille