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Tragédie (la) de Beverley

La tragédie de Beverley1
Grâce à l’anglomanie, enfin sur notre scène
Saurin2 vient de tenter la plus affreuse horreur3  ;
En Bacchante on veut donc travestir Melpomène.
Racine m’intéresse et pénètre mon cœur
Sans le broyer, sans glacer sa chaleur.
Laissons à nos voisins leurs excès sanguinaires.
Malheur aux nations que le sang divertit !
Ces exemples outrés, ces farces mortuaires
Ne satisfont ni l’âme ni l’esprit.
Les Français ne sont point des tigres, des féroces
Qu’on ne peut émouvoir que par des traits atroces.
Dérobeznous l’aspect d’un furieux.
Ah ! du sage Boileau suivons toujours l’oracle !
Il est beaucoup d’objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux.
Loin en ce jour de crier au miracle,
Analysons ce chefd’œuvre vanté :
Un drame tantôt bas et tantôt exalté,
Des bourgeois ampoulés, une intrigue fadasse,
Un joueur larmoyant, une épouse bonasse,
Action paresseuse, intérêt effacé,
Des beautés sans succès, le but outrepassé,
Un fripon révoltant, machine assez fragile,
Un homme vertueux, personnage inutile,
Qui toujours doit tout faire et qui n’agit jamais.
Un vieillard, un enfant, une sœur indécise,
Pour catastrophe, hélas ! une horrible sottise ;
Par ce discours, très peu d’effets,
Suspension manquée, on sait partout d’avance
Ce qui va se passer ; aucune vraisemblance
Dans cet acte inhumain, ni dans cette prison
Où Beverley, d’une âme irrésolue,
Deux heures se promène en prenant son poison,
Sans remarquer son fils qui lui crève la vue,
Ce qu’il ne voit qu’afin de l’égorger.
D’un monstre forcené le spectacle barbare
Ne saurait attendrir, ne saurait corriger ;
Nul père ayant un cœur ne peut l’envisager.
Oui, tissu mal construit et de tout point bizarre,
Tu n’es fait que pour affliger.
Puisse notre théâtre, ami de la nature,
Ne plus rien emprunter de cette source impure4  !

 

  • 1« Le samedi 7 mai, je fus à la première représentation de Beverley, tragédie bourgeoise en cinq actes et en vers libres ; c’est le Joueur anglais, imité et traduit par M. Saurin… Cette pièce a eu un plein succès. Malgré cela, je crains fort qu’elle n’ait pas un grand nombre de représentations ; elle attache, mais elle n’intéresse nullement. On n’y est point attendri, mais oppressé ; on n’y pleure pas, on étouffe ; on en sort avec le cauchemar… C’est le goût anglais : ce peuple mélancolique, cruel et souvent atroce, veut être remué fortement Jusqu’ici le Français n’a pas eu besoin de ce tragicatos pour être ému et répandre des larmes à nos spectacles, et il faut espérer que cette barbarie et cette ostrogothie ne s’établiront pas chez nous, malgré les efforts de nos philosophes. » (Journal. de Collé.) (R)
  • 2Bernard-Joseph Saurin, poète dramatique français, (1706 1781), après s’être signalé par plusieurs essais infructueux, avait obtenu en 1760 un grand succès avec sa tragédie de Spartacus qui lui valut un fauteuil à l’Académie. (R)
  • 3- 13 mai. Vers sur la tragédie de Beverley, imitée de l’anglais, par M. Saurin. (Mémoires secrets) (R)
  • 4 - On peut lire une analyse et une critique minutieuse de cette tragédie dans la Correspondance littéraire de Grimm (mai 1768). (R)

Numéro
$1270


Année
1768




Références

Raunié, VIII,128-30 - F.Fr.13651, p.305-06 - Mémoires secrets, t.II, p.908