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Satire sur la fausse philosophie

          Satire sur la fausse philosophie

Se dire Philosophe est la mode aujourd’hui ;

L’on n’entend que ce mot, mais bon Dieu ! quel ennui

De voir des charlatans nous étaler sans cesse

Tant de Philosophie, et si peu de Sagesse !

Et quel siècle, en effet, de mollesse abattu,

Si riche en beaux discours, fut si pauvre en vertu ?

Nos pères corrompus qu’effrayait notre audace

Ont maudit les excès de leur coupable race ;

Et nos fils, plus que nous dans le crime exercés

Par leurs enfants pervers se verront surpassés.

Amitié, nœuds du sang, amour de la patrie

Vous n’êtes rien pour nous ; l’intérêt seul nous lie ;

L’avare faim de l’or a séché tous les cœurs ;

L’honneur se voit fermer la porte des honneurs ;

La fraude s’enrichit des publiques ruines,

Et s’élève aux grandeurs sur des tas de rapines.

Tous les rangs sont vendus à qui peut les payer.

Aux mains du lâche on voit les sceptres du guerrier ;

Du glaive de Thémis l’injustice est armée :

Dans les lieux les plus saints la débauche allumée

Sous le froc scandaleux lève un front libertin,

Et l’impiété marche une crosse à la main.

Dieu n’est plus qu’un fantôme, et l’âme est un vain songe.

Ainsi sans nul remords dans le crime on se plonge,

Et tous lâchant la bride aux plus affreux penchants

Corrompus par système, avec art sont méchants.

Écoutez-les pourtant, d’un jargon magnifique

Nommer ce siècle impie, âge philosophique.

Chacun est philosophe, et n’en prend que le nom ;

On vit en scélérat et l’on parle en Caton

E, t bornant la sagesse à de belles maximes,

Du manteau des vertus on habille ses crimes.

Que dis-je ? Rien n’est mal à qui sait raisonner.

Au vice hardiment on peut s’abandonner.

Le Philosophe a l’art de disculper le vice :

Il n’est corbeau si noir que cet art ne blanchisse.

Demandez à Crispin pour quel heureux talent

Plutus l’a fait monter sur son char opulent ;

Crispin fait de sa femme un trafic adultère

Et de son lit vénal Plutus est tributaire.

Si vous vous indignez, il sourit de mépris :

« Vieux préjugé, dit-il, dont nous sommes guéris !

Quand on est Philosophe, on brave sans scrupule

Un chimérique affront, un honneur ridicule.

l’hyménée est un joug incommode et pesant ;

s’il peut nous enrichir, c’est un joug bienfaisant.

Mais raisonnons un peu. Dans ce monde où nous sommes,

L’opinion volage est la Reine des hommes.

Ce qui chez nous est mal est souvent bien ailleurs.

Le Lapon sous la hutte, à l’abri des railleurs,

Vous offre sa compagne et même, avec prière,

Vous presse d’honorer sa couche hospitalière.

Cet autre, plus heureux en de plus doux climats,

De sa fille, avec soin, cultive les appas

Pour vendre cette fleur, du Sultan recherchée,

Que l’ennui du sérail aura bientôt séchée.

Quel est donc cet honneur par vous si révéré

Que vingt peuples divers ont toujours ignoré,

Qui change avec le lieu, l’habit et le langage ?

C’est le tyran des sots, et l’esclave du sage. »

Un jour, l’ami sensé d’un abbé peu chrétien

Le gourmandait ainsi, dans un libre entretien :

« Vous qui n’avez de foi qu’aux plaisirs de ce monde,

Qui raillez de Beauvais la piété profonde,

Qui traînez le scandale en habit de prélat,

Et diffamez la croix qui fait tout votre éclat ;

Que n’avez-vous choisi sur cette vaste scène

Un rôle plus conforme à votre humeur mondaine ?

Et pourquoi du public affronter les rumeurs

Sous un habit sacré que profanent vos mœurs ? »

« Ami, dit le prélat, c’est par philosophie.

Que Beauvais à son gré prêche et vous édifie ;

Moi, je veux être heureux. Formé pour les plaisirs,

Je voyais la Fortune ingrate à mes désirs.

Ennemi du travail qui nous lie à sa chaîne,

Et vend trop cher les biens qu’il nous donne avec peine,

Fallait-il à mon Prince immoler mon repos,

Briguer à son service un emploi de héros ;

Ou, sur les fleurs de lys, maudire à l’audience

Des avocats criards la menteuse éloquence ;

Ou calculer l’argent que l’État doit payer

En ce qu’il rend au Roi, mais surtout au fermier ?

Non, je voulais sans soin, libre et dans l’indolence,

Savourer les doux fruits d’une oisive opulence ;

J’enviai du clergé les paisibles trésors,

Et l’intrigue à la Cour dirigeant mes efforts,

J’avançai près des Grands en caressant leurs vices ;

De leurs femmes surtout j’encensai les caprices ;

Flexible à leurs humeurs, je servais nuit et jour

Leurs brigues, leurs plaisirs, leur haine et leur amour,

Et bientôt la faveur, couronnant mon attente,

Ceignit ce front mondain d’une mine éclatante.

Ainsi par mes plaisirs tous mes jours sont comptés,

La richesse et le luxe, amants des voluptés,

Préparent mes festins, mes jeux et mes délices.

J’enrichis la beauté qui m’offre ses prémices.

Du vulgaire envieux que m’importent les cris ?

Je laisse les remords aux timides esprits,

Et bénis des humains la pieuse faiblesse

Qui consacra ses dons à nourrir ma mollesse. »

Grâce au raisonnement, sophiste accrédité,

Et du libertinage orateur effronté,

Il n’est plus ici-bas de vice ni de crime ;

Tout ce qui plaît est bon ; tout devient légitime ;

Ces nobles sentiments qu’inspirent les vertus,

Ces remords dont souvent nos cœurs sont combattus

Sont de vains préjugés dont l’homme encor novice

Est, dès ses premiers jours, bercé par sa nourrice

Dans son cerveau flexible aisément imprimés,

Enfants de l’habitude, en vertus transformés.

L’homme, abusé longtemps d’une erreur générale

Fit descendre du Ciel la sévère morale

Et, tyran de son cœur prompt à se mutiner,

De devoirs importuns se plut à l’enchaîner.

L’homme, plus philosophe et plus doux à soi-même,

S’est fait, pour vivre heureux, un plus sage système :

L’intérêt personnel est son unique loi,

Et son premier devoir est de n’aimer que soi ;

Ses plaisirs sont ses mœurs, son bien fait sa justice ;

La fraude n’est pour lui qu’un prudent artifice ;

Savoir le mieux tromper, c’est là le seul honneur.

Le mal d’autrui n’est rien s’il fait notre bonheur ;

La sourde oppression, les rapines subtiles

Sont d’un esprit adroit les ressources utiles,

Et pourvu qu’on échappe à l’aveugle Thémis

Un crime bien secret devient juste et permis.

Ainsi l’on peut nier avec Philosophie

Le dépôt qu’un ami, sans témoins, nous confie,

Vendre tous les secrets qu’il cache en notre cœur,

Et de son lit jaloux tramer le déshonneur.

Ainsi de Carondas la main déterminée

A trois fois étouffé le flambeau d’Hyménée,

Et trois fois sa victime, attirée en ses lacs,

En apportant sa dot, vint signer son trépas.

Ce n’est pas qu’imitant la fille de Tyndare,

Il ait armé son bras d’une hache barbare ;

Ses femmes n’ont point eu le sort du roi d’Argos ;

Un breuvage discret, suivi d’un plein repos,

Mettant le Philosophe à l’abri du scandale,

Fit à ses trois moitiés passer l’onde fatale,

Quoi, toutes trois ? Le monstre ! Ah ! soyez moins surpris ;

Dix auraient même sorte s’il en épousait dix.

J’entends déjà quelqu’un me dire avec colère :

« Singe de Juvénal, censeur atrabilaire,

Crois-tu, si notre siècle enfanta ces noirceurs

Que l’Encyclopédie ait perverti nos mœurs ?

Déclamateur chagrin, raisonne mieux ; écoute :

L’homme en tout temps le même, est né méchant sans doute,

De tout temps on a vu la noire trahison

Aiguiser le poignard, ou verser le poison ;

Et quoiqu’on nous ait dit des mœurs du premier âge,

Le monde encore enfant n’en était pas plus sage.

Mais n’allons pas si loin chercher la vérité.

Quand le Français, nourri dans la férocité,

Au meurtre, par honneur, instruit dès son enfance,

Pétri de préjugés, cuirassé d’ignorance,

N’avait que sa valeur pour justice et pour loi,

Tyran de ses vassaux, s’armait contre son Roi,

À la voix d’un ermite allait avec sa Belle,

Pour laver ses péchés combattre l’infidèle,

Ou désolait la France en dévot assassin

Et pour notre salut nous déchirait le sein ;

Était-il Philosophe ? Et l’Encyclopédie

A-t-elle de la Ligue allumé l’incendie ?

Dans ces jours si cruels, suivis de jours si doux,

avait-on plus d’honneur et de vertu que nous ?

Peut-être, mais enfin, de quoi se glorifie

Ce siècle de mollesse et de Philosophie ?

Dites-moi : le Français a-t-il un cœur plus franc,

Plus prodigue à l’état de son généreux sang,

Plus ardent à venger la plaintive innocence

Contre l’iniquité que soutient la puissance ?

Le Français philosophe est-il plus respecté

Pour la foi, la candeur, l’exacte probité ?

Où sont-ils ces héros, ces vertueux modèles

Que l’Encyclopédie a couvé sous ses ailes ?

Cherchons sous les drapeaux de la gloire et de Mars

Les rivaux des Nemours, des Gastons, des Bayards.

La pourpre des Harlays, jadis si révérée,

Du même éclat encor se voit-elle illustrée ?

Et quel Ministre enfin, près d’un Roi généreux

Qui met tout son bonheur à voir son peuple heureux,

Pour éclairer ses pas d’un conseil toujours sage,

Dans les nobles projets où sa vertu l’engage

Pour vaincre tous les soins dont il est assailli,

Se pique d’égaler ou d’Amboise, ou Sully ?

Cessons par nos mépris d’outrager nos ancêtres,

Pour les leçons d’honneur ils sont encor nos maîtres,

Et leurs mâles défauts, de candeur revêtus,

Montraient plus de grandeur que nos faibles vertus.

Il est vrai, tant leur âme alors était grossière !

Ils n’avaient point senti que l’homme est tout matière ;

Ils n’avaient point cet art d’égarer le bon sens,

Au labyrinthe obscur des grands raisonnements

Et sous le fard trompeur des brillantes maximes,

Donner même visage aux vertus comme aux crimes.

De la nature alors laissant parler la voix,

Ils cédaient sans rougir à ses plus saintes lois.

Ils aimaient les doux noms, et de fille, et de mère ;

Le frère n’était point étranger à son frère ;

Et par Philosophie un fils dénaturé

Chez eux dit-il jamais à son père éploré :

« Je ne dois rien à qui m’a donné la naissance.

Ma vie est-elle un fruit de votre bienfaisance ?

Pressé de l’aiguillon d’une amoureuse ardeur,

Vous cherchiez le plaisir et non pas mon bonheur.

Non, jamais vos bienfaits n’égaleront peut-être

La somme des malheurs attachés à mon Être.

Maintenant rendez grâce à ces nouveaux docteurs,

De l’humaine raison hardis réformateurs

Qui, nous aplatissant un chemin pour bien vivre,

Ont banni la vertu trop difficile à suivre

Et, sans nous imposer de pénibles efforts,

Pour nous guérir du vice, ont chassé les remords.

Que notre âge éclairé de leur sage lumière

Pour de si doux bienfaits les aime et les révère ;

Qu’avec honneur partout leurs oracles soient lus ;

Qu’ils soient enfin les Dieux de ceux qui n’en ont plus ;

J’y consens ; mais je veux, libre de mes hommages,

Placer mieux mon encens et choisir d’autres sages.

Si j’en sens tout le prix, je veux, d’un si beau nom

Honorer l’homme vrai, simple, équitable et bon,

Dont l’âme, s’élevant à son Auteur suprême,

Hait le mal, fait le bien pour l’amour du bien même,

Qui, trouvant la vertu née au fond de son cœur,

Suit ce guide secret qui n’est jamais trompeur.

Le sage qui m’est cher, et que seul je respecte,

S’en va-t-il arborer l’étendard d’une secte,

Et partout attirant la foule sur ses pas,

A la Philosophie enrôler des soldats ?

La piété par lui se voit-elle insultée ?

De peur d’être dévot, deviendra-t-il Athée ?

Ira-t-il, chamarré de systèmes nouveaux,

Philosophe empirique, et fier de ses tréteaux,

Sous le nom de sagesse exquise et raisonnée,

Vendre aux sots ébahis sa drogue empoisonnée !

On ne le verra point, par l’intrigue conduit,

Chercher des partisans de réduit en réduit.

Il craint l’éclat, il fuit les partis, les cabales,

Vit paisible et caché, loin des sectes rivales,

Et s’inquiète peu si la faveur du jour

Vers l’une ou l’autre brique fait pencher la Cour,

Si, d’un commun effort, le mortier et la crosse

De l’Encyclopédie ébranlent le colosse.

Il n’enviera jamais un poste ambitieux,

Pour réformer l’État qui n’en irait pas mieux.

Non qu’il ne lui fût cher de rendre heureux les hommes ;

Mais de notre bonheur ennemis que nous sommes !

Indulgents pour le mal, armés contre le bien,

Qu’un Dieu n’ose entreprendre, un Dieu n’y pourra rien.

Le sage trop instruit qu’au règne affreux du vice

On tenterait en vain d’opposer la justice ;

Qu’on soumettrait plutôt un lion irrité

Que de mettre aux méchants le frein de l’équité,

Qu’il périrait cent fois, martyr de leur furie,

Sans qu’il rendît sa perte utile à sa Patrie ;

Ne pouvant vivre enfin pour le bonheur d’autrui

Va, plaignant les humains, vivre du moins pour lui,

Et, tel qu’un voyageur accueilli d’un orage,

Rencontrant avec joie une grotte sauvage,

Y brave, en attendant que les cieux soient plus doux,

L’injure de la pluie et les vents en courroux.

Tel le Sage : à l’abri des tempêtes civiles,

Loin de l’iniquité, cette Reine des villes,

Trouvant das la retraite, à l’ombre de ses bois,

La paix, la liberté qui fuit la cour des Rois,

D’un cours égal et pur voit s’écouler sa vie,

Oublié des méchants, qu’à son tour il oublie.

Numéro
$6362


Année
1778




Références

CSPL, VI, 123-131