Le Présent et le passé
Le présent et le passé
Aux maux les plus affreux le ciel nous abandonne,
La discorde, la faim, la mort nous environne ;
Et les dieux contre nous soulevés tant de fois,
Équitables vengeurs des crimes de la terre,
Ont frappé du tonnerre
Les peuples et les rois.
Des rivages de l’Èbre aux bords du Borysthène,
Mars a conduit son char attelé par la haine ;
Les vents contagieux ont volé sur ses pas
Et, soufflant de la mort les semences funestes,
Ont dévoré les restes
Échappés aux combats.
D’un monarque puissant la race fortunée
Remplissait de son nom l’Europe consternée ;
J’ai passé sur la terre, ils étaient disparus,
Et le peuple abattu que sa misère étonne,
Les cherche auprès du trône,
Et ne les trouve plus.
Peuples, reconnaissez la main qui vous accable.
Ce n’est point des destins l’arrêt irrévocable,
C’est le courroux des dieux, mais facile à calmer ;
Méritez d’être heureux, osez quitter le vice,
C’est par ce sacrifice
Qu’on les peut désarmer.
Rome, en sages héros autrefois si fertile,
Qui fut des plus grands rois la terreur ou l’asile,
Rome fut vertueuse et dompta l’univers ;
Mais l’orgueil et le luxe, enfants de la victoire,
Du comble de la gloire
La plongent aux enfers.
Quoi ! verra-t-on toujours de ces tyrans serviles,
Oppresseurs insolents des veuves, des pupilles,
Élever des palais dans nos champs désolés ?
Verrons-nous cimenter leurs portiques durables
Du sang des misérables
Devant eux immolés ?
Élevés dans le sein d’une infâme avarice,
Leurs enfants ont sucé le lait de l’injustice,
Et dans nos tribunaux vont juger les humains !
Malheur à qui, fondé sur la faible innocence,
A mis son espérance
Dans leurs indignes mains !
Des nobles cependant l’ambition captive,
S’endort entre les bras de la mollesse oisive,
Et ne porte aux combats que des coups languissants.
Cessez, abandonnez à des mains plus vaillantes
Ces piques trop pesantes
Pour vos bras impuissants.
Voyez cette beauté, sous les yeux de sa mère,
Elle apprend en naissant l’art dangereux de plaire
Et d’irriter en nous nos funestes penchants ;
Son enfance prévient le temps d’être coupable ;
Le vice, trop aimable,
Instruit ses premiers ans.
Bientôt, bravant les yeux de l’époux qu’elle outrage
Elle abandonne aux mains d’un courtisan volage
De ses trompeurs appas le charme empoisonneur.
Que dis-je ! cet époux à qui l’hymen la lie,
Trafiquant l’infamie,
La livre au déshonneur.
Ainsi vous outragez les dieux et la nature.
Oh ! que ce n’était point de cette source impure
Qu’on vit naître ces Francs, des Scythes successeurs,
Qui du char d’Attila détachant la fortune,
De la cause commune
Furent les défenseurs.
Le citoyen alors savait porter les armes ;
Sa fidèle moitié, qui négligeait ses charmes,
Pour son retour heureux préparait des lauriers,
Recevait de ses mains sa cuirasse sanglante,
Et sa hache fumante
Du trépas des guerriers.
Au travail endurci, leur superbe courage,
Ne prodigua jamais un imbécile hommage.
A de vaines beautés qui ne les touchaient pas,
Et d’un sexe timide et né pour la mollesse,
Ils plaignaient la faiblesse,
Et ne l’adoraient pas
De ces sauvages temps l’héroïque rudesse
Leur refusait encor la délicate adresse
D’excuser les forfaits par un subtil détour ;
Jamais on n’entendit leur bouche peu sincère
Donner à l’adultère
Le tendre nom d’amour.
Mais insensiblement l’adroite politesse,
Des cœurs efféminés souveraine maîtresse,
Corrompit de nos mœurs l’austère dureté,
Et du subtil mensonge empruntant l’artifice,
Bientôt à l’injustice
Donna l’air d’équité.
Le luxe à ses côtés marche avec arrogance,
L’or qui naît sous ses pas s’écoule en sa présence ;
Le fol orgueil les suit, compagnon de l’erreur,
Il frappe des États la grandeur souveraine,
De leur chute prochaine,
Brillant avant-coureur1
.
- 1Le Mercure galant, qui publie cette pièce un peu vive, se met à l’abri des rigueurs de la censure par un préambule ingénieux : « D’autres, dit‑il, s’y prenaient plus finement pour remplir les esprits de défiance et de frayeur : dans les retraites les plus clandestines de leurs maisons, ils composaient prose outrageante et vers sanglants et de là les semaient dans le monde. Leur probité connue, disaient‑ils, leur conscience timorée et l’intérêt des peuples et de la religion les forçaient de rompre le silence, ad majorem Dei gloriam. D’autres plus retenus, quoiqu’ils ne le fussent certainement pas assez, faisaient des odes à peu près de la nature de celle‑ci. » (Juillet 1716.) (R)
Raunié, II,63-67 - Clairambault, F.Fr12708, p.128-30 -F.Fr.15152, p.34-36 - BHVP, MS 551, p.180-84