Les J’ai vu
Les J’ai vu
Depuis qu’à mourir destiné
J’ouvris les yeux à la lumière,
Le tourbillon où je suis né
A six fois treize fois, pour fournir sa carrière,
Dans son cercle annuel sur son axe tourné.
J’ai vu vingt-huit mille et sept cent-vingt journées ;
J’ai vu des millions de millions d’instants
Aussitôt dévorés qu’engendrés par le temps,
Et dans un si long cours d’années
Combien n’ai-je point vu de revers éclatants !
Combien n’ai-je point vu de courses terminées !
J’ai vu renouveler la terre d’habitants,
J’ai vu d’illustres destinées
Etre comme épis mûrs au printemps moissonnées
Et les enfants des Dieux passer de leur berceau
Dans l’obscurité du tombeau.
J’ai vu les têtes couronnées
Par leurs propres sujets à la mort condamnées
Tomber sous l’acier du bourreau.
J’ai vu par le complot d’un attentat semblable
Des guerriers ottomans le sultan redoutable
Expirer sous le nœud d’un infâme cordeau.
Eh, que n’ai-je point vu ! qu’ai-je à voir de nouveau ?
J’ai vu des vains mortels la tristesse et la joie ;
J’ai vu qu’à leurs désirs, à leurs craintes livrés,
Ils sont des passions le jouet et la proie,
Et que d’erreurs sans cesse ils vivent enivrés.
J’ai vu la vanité s’élever jusqu’aux nues
Sur des ailes de cire en un moment fondues.
Jai vu l’ambition prendre un vol plus heureux,
Et monter par le crime au comble de ses vœux !
Pour l’héritage le plus ample
Dont jamais on ait vu tester,
J’ai vu, ce qui n’a point d’exemple,
De tous les potentats les forces se heurter.
J’ai vu les rois jouer aux barres
Par des catastrophes bizarres,
Et le fer tout à tour décider de leurs droits.
J’ai vu dans un court intervalle,
Une grande victoire être au vainqueur fatale.
J’ai vu quels trésors ont les rois
Dans les cœurs d’un peuple fidèle,
Et quelle ressource au trône qui chancelle
Est un seul homme quelquefois.
J’ai vu longtemps la France, éclatante de gloire,
Faire voler le nom français
Sur les ailes de la victoire.
J’ai vu finir le cours de ses heureux exploits,
Et le fer et la faim la réduire aux abois.
J’ai vu, je frémis quand j’y pense,
J’ai vu l’orgueil et l’insolence
Lui prescrire d’indignes lois.
J’ai vu la jeunesse saisie
D’une agréable frénésie,
Aller en masque au Carnaval,
Et tous les jours l’hypocrisie
Masquée à la cour bien ou mal.
J’ai vu, j’ai méprisé la basse jalousie
Que la gloire d’écrire a le don d’inspirer.
J’ai vu deux partis disputer
Da la vérité sans l’entendre ;
Le public sans y rien comprendre
Pour l’un ou l’autre s’entêter,
Et de leur dispute authentique
Qui s’entend moins plus on l’explique ;
J’ai vu qu’après un long débat,
Après réplique sur réplique,
La haine des partis était le résultat.
J’ai vu l’excessive prudence
Ne servir qu’à nous décevoir,
L’extrême avidité d’avoir
Faire vivre dans l’indigence ;
Le seul intérêt tout mouvoir
Et la profondeur du savoir
Différer peu de l’ignorance.
J’ai vu d’un peu de vent les hommes se nourrir,
Et ne s’attacher qu’à paraître ;
J’ai vu qu’en cherchant à connaître
Nous n’apprenons qu’à discourir.
J’ai vu les nations, avides de carnage,
S’attrouper tous les ans pour se faire périr,
Mettre à s’entretuer la grandeur du courage,
S’en faire un métier glorieux,
Et des tristes effets de leur funeste rage
Aller pompeusement rendre grâces aux cieux.
Inconnue