La Disgrâce des ministres
La disgrâce des ministres1
C’en est fait, et ceux dont l’audace
Nous forgeait d’exécrables fers,
Vont enfin reprendre leur place
Parmi les monstres des enfers.
Sans doute ils croyaient dans leur rage,
Ils croyaient, ô comble d’outrage,
Les Français, comme eux avilis.
Ne savaient-ils pas que la foudre
Déjà prête à les mettre en poudre,
Craint et les lauriers et les lys ?
De quelle plaie épouvantable
Dieu te frappa dans sa fureur,
O France ! empire déplorable,
Quelle nuit couvrit ta splendeur !
Vois le Nord appeler la guerre,
Vois le ciel dévorer la terre,
Et l'or tarir dans ses canaux ;
Ces malheurs n'étaient rien encore,
Ces deux ministres qu'on abhorre
Te restaient pour derniers fléaux.
Eh quoi, de la cause publique
On vit ces lâches apostats
Marquer leur sombre politique
Par les plus affreux attentats.
On les vit contre nos provinces,
Trompant le plus juste des princes,
Lever l'étendard des forfaits.
Tigres affamés de carnage,
A qui l'on versait pour breuvage
Le sang le plus pur des Français.
Où suis-je ? et quel nouveau spectacle
Appelle mon œil incertain ?
Quel génie a fait ce miracle ?
Quel Dieu nous a tendu la main ?
Ils tombent, et le précipice
Que nous creusait leur artifice
De leurs projets est le cercueil.
Ce décemvirat sanguinaire
Est brûlé des feux du tonnerre
Qu'avait allumés son orgueil.
Ainsi, lorsque du sein de l'onde
Troublant le cristal azuré,
L'autan, sur la vague qui gronde,
Se déchaîne et roule égaré,
Que soudain Neptune s'avance,
Au regard que le Dieu lui lance
Fuit l'horrible tyran des airs ;
Sa rage impuissante succombe :
Le limon impur qui retombe
S'ensevelit au fond des mers.
Revenez, Dieux de ma patrie,
Vous, nos dignes libérateurs,
Nos remparts contre la furie
De ces lâches conspirateurs.
Mère tendre, sublime Rome,
Au héros qui sauvait un homme
Tu donnais le prix le plus doux.
O combien devons-nous d'offrandes
A ces âmes nobles et grandes
Dont la vertu nous sauva tous !
Et vous, généreuses victimes,
Payés des vertus par l'exil,
De l'honneur martyrs magnanimes
Toi, Goislard, toi, d'Espresmenil2
,
Songez qu'une mfernale haine
De Cicéron, de Démosthène
Punit les bienfaits par la mort.
Comme eux, marchant à la mémoire,
Vous n'avez les fleurs de la gloire
Qu'après les épines du sort.
Venez ! ce temple, ces portiques,
Ce marbre arrosé de nos pleurs,
Parés de festons pacifiques,
Pour vous se couronnent de fleurs.
Venez ! le prix de l'héroïsme,
Les lauriers du patriotisme
A vos portes sont suspendus.
L'hymne de la reconnaissance
Vient d'annoncer votre présence
A vos ennemis éperdus.
C'est ainsi que des droits de l'homme
Il est beau d'être défenseur !
Il est beau qu'un État nous nomme
Son père et son libérateur !
Voyez ces larmes de tendresse,
Entendez ces chants d'allégresse,
Ces cris d'un peuple transporté.
Quelle plus noble jouissance !
Vivants, vous assistez d'avance
Aux joies de l'immortalité.
Quelle divinité brillante
Descend de la voûte des cieux !
Quelle lumière étincelante
Me frappe et fait baisser mes yeux !
Un génie auguste s'avance,
M'appelle, et du sort de la France
Sa voix m'annonce la grandeur :
A ces mots, je saisis ma lyre,
Je m'émeus, je cède au délire
D'une prophétique fureur.
Je vois de nos nuits ténébreuses
Tomber le voile déchiré.
Jouissez, nations heureuses,
Du jour qui vous est préparé !
O Louis, père auguste et tendre,
Le sort veut aujourd'hui te rendre
Aux vœux les plus doux de ton cœur !
L'espérance sourit au monde :
Déjà l'abondance féconde
Vient nous ramener le bonheur.
Ainsi, dans les flancs de l'abîme,
Attendant un bras tout-puissant,
De l'univers l'ordre sublime
Dormait dans la nuit du néant.
Des fers, d'une inertie obscure,
Un dieu vint tirer la nature,
Aux éléments donner des lois :
Il parle ; leurs discordes cessent ;
Le jour brille ; les mondes naissent
Et déjà marchent à sa voix.
Colonnes de ce grand empire,
O vous, qui faites son repos,
Princes, que notre amour inspire,
Poursuivez vos nobles travaux
Ah ! de l'oppression sanglante
Enchaînez l'hydre frémissante,
Marchez de vertus en vertus !
On est héros quand on est homme ;
Oui, que l'humanité vous nomme
Du nom des Henri, des Titus !
Et vous, ô généreux arbitres,
Appelés à venger nos droits,
Vous dont les vertus sont les titres
Dignes enfin de notre choix !
La liberté qui vous contemple
Sort des ruines de son temple
Et redemande ses autels.
J'ai cru voir la cour immortelle
Qui, dans la balance éternelle,
Pesait le destin des mortels.
Trop longtemps égaré sur l'onde
Et jouet des vents en courroux,
Fixe ta course vagabonde,
O vaisseau, ne crains plus leurs coups ;
Ne crains plus un écueil perfide :
Minerve elle-même te guide,
Et Necker préside à ton sort3
;
Pilote heureux, qui, sans naufrages,
Pouvait seul, après tant d'orages,
Te ramener tranquille au port.
- 1- Jamais, aux jours les plus troublés de notre histoire, jamais chute de ministres ne fut accueillie avec autant d’enthousiasme que celle de Brienne et de Lamoignon, et jamais la foule ne se livra à des manifestations plus significatives. Le soir du jour où la démission de Brienne fut annoncée, « toute la jeunesse des environs du Palais s’escrime à tirer des fusées et des pétards sur la place Dauphine, qui est illuminée en grande partie ainsi que la rue de Harlay ; le guet à cheval, abandonnant la partie, laisse prendre à cette jeunesse tous ses ébats et elle brûle avec une sorte d’enthousiasme l’effigie du principal ministre. » Ces démonstrations se renouvelèrent plusieurs jours durant, « le lendemain, le public renouvelle la scène de la brûlure d’un mannequin représentant le principal ministre dans tout son costume de prélat, ce qui n’avait pu s’exécuter la veille avec tout l’éclat désiré… Le guet à pied et à cheval se bornait, pendant ces réjouissances si bruyantes, à en être simplement spectateur, se promenant sur les quais et tout autour du Palais pour tâcher de maintenir le bon ordre, sans approcher de la place Dauphine où était le foyer des pétards et des fusées. » Cependant, comme de graves accidents s’étaient produits, la police crut devoir prendre dans la soirée du 28 des mesures plus sérieuses, mais elles n’eurent d’autre résultat que de provoquer des scènes plus tumultueuses. « On rapportait le lendemain que de toutes parts, dans les environs du Palais et de la place Dauphine, ainsi que sur le pont Neuf et sur les quais, la populace avait fait contre le guet, à coups de pierres et de bâtons, une espèce de guerre qui avait duré une bonne partie de la nuit. » (Journal de Hardy.) Lorsque le garde des sceaux, qui avait conservé ses fonctions vingt jours après le départ de son collègue, se retira à son tour, le populaire recommença ses manifestations : « La retraite de M. de Lamoignon ouvrit un vaste champ à la joie tumultueuse de la basoche et de la populace salariée par le Parlement ; elle brûla l’effigie de l’archevêque de Sens et de M. de Lamoignon. La place Dauphine ressemblait à un champ de bataille par l’énorme quantité de pétards qu’on y jetait continuellement. On arrêtait les carrosses et les gens de pied sur le Pont-Neuf on obligeait les hommes à se mettre à genoux devant la statue de Henri IV, ce qu’on n’exigeait point des femmes ; mais les uns et les autres étaient obligés de crier : Vive Henri IV ! au diable Lamoignon ! On en vint bientôt à exiger des passants de donner de l’argent, sous prétexte de l’employer à acheter des fusées. On imagina de faire un enterrement à M. de Lamoignon, et l’on vit partir du Pont-Neuf deux longues files de gens portant des flambeaux, qui s’acheminèrent vers la rue de Grenelle, où était la maison du garde des sceaux ; l’intention était d’y mettre le feu. (Mémoires du baron de Besenval.) (R)
- 2Le retour des victimes de Brienne ne pouvait manquer de donner lieu à de nouvelles manifestations d’enthousiasme. « Sur le soir du 26 octobre, d’après le bruit qui s’était répandu de l’arrivée du sieur d’Espresmenil qu’on attendait soi‑disant vers les huit heures en son hôtel rue Bertin‑Poirée, son fils étant de retour de la veille, on illumina dans cette rue. Huit tambours avec fifres ainsi que nombre de particuliers montent la garde à sa porte pour l’attendre ; tandis qu’au village de Villejuif s’était également rendue une multitude considérable de personnes dont les poissardes des halles, munies de fleurs, et les ouvriers faisaient partie, pour l’y attendre et le fêter. La chambre des vacations, instruite que tous les clercs de la basoche du Palais avaient médité de former une brillante cavalcade en uniformes rouges et bleus, accompagnée de nombre de voitures qui avaient été louées ou retenues d’avance pour aller au‑devant de ce magistrat le complimenter et lui offrir des lauriers en signe de victoire et de réjouissance, avait mandé les chefs pour les engager à renoncer prudemment à un projet qui ne pouvait que déplaire souverainement à l’administration et leur prescrire en même temps de se borner à ne se réunir qu’au nombre de douze seulement avec leurs habits ordinaires, ce à quoi ils s’étaient vus contraints de souscrire, quoique bien malgré eux. Tout ce monde est trompé et M. d’Espresmenil, qui avait été fêté singulièrement partout sur sa route, au point qu’en quelques endroits on avait, disait‑on, tiré pour lui du canon, qu’il n’avait pu se montrer nulle part qu’il ne fût aussitôt suivi d’un cortège considérable, qu’on l’avait couronné à Lyon dans la salle du spectacle, quoiqu’il s’y crût ignoré, ayant pris la précaution de s’y rendre dans le plus grand incognito, n’arriva point à Paris. »
- 3« M. Necker est peut‑être le seul exemple d’un administrateur qui soit parvenu à réunir autant de voix et une opinion de confiance aussi générale. Il n’avait contre lui que les gens qui cherchent à s’enrichir aux dépens des autres, à profiter de la détresse publique pour faire une fortune prompte, ainsi que les courtisans qui craignaient de trouver son austérité en opposition du produit qu’ils attendaient de leur faveur. On redoutait encore de grandes économies ; on les sentait nécessaires. Quant aux hommes qui jugent froidement, ils doutaient que M. Necker pût suffire aux grandes idées que les circonstances présentes exigeaient de lui. » (Mémoires du baron de Besenval.) (R)
Raunié, X,299-307