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Requête de soldats français à la Reine

Requête des soldats français à la Reine1
Reine, des vieux guerriers, d’intrépides soldats,
Honneur de leur pays, soutiens de vos États,
Viennent de leurs malheurs vous présenter l’image ;
Ils tombent à vos pieds ! votre plus beau partage,
Le plus grand de vos droits, et le plus précieux,
Est d’essuyer les pleurs des sujets malheureux.
Nos sanglots étouffés ne peuvent se contraindre ;
Nous ne murmurons pas, mais nous osons nous plaindre.
Ah ! faut-il déclarer l’objet de nos ennuis !
Ah ! faut-il prononcer ! nous sommes avilis :
Un ordre de Louis flétrit notre existence ;
Lui-même a confirmé cette horrible sentence.
Quoi ! ces mêmes héros, enfants de la victoire,
Que Bayard conduisit dans les champs de la gloire,
Ces soldats, qui jadis élevant leurs pavois
Jouissaient du pouvoir de se créer des rois,
D’un déshonneur public éprouvent l’infamie !
L’univers est témoin de leur ignominie !
Le Français ne suit plus la voie de la valeur ;
Par le frein de la crainte on veut guider son cœur !
Et pour comble de maux, dirons-nous d’injustice,
L’instrument de leur gloire est celui du supplice…
Si le ciel eût permis que vous eussiez pu voir
Sur nos fronts pâlissants les traits du désespoir ;
La douleur de nos chefs et leurs voix incertaines
Nous lire en frémissant cet arrêt douloureux,
Votre cœur eût frémi sur tant de malheureux.
Dans quel moment encor un revers si funeste
De nos jours de douleur vient-il flétrir le reste !
Nous avons vu briller l’aurore du bonheur,
Tout semblait annoncer un règne de douceur.
Hélas ! nos cœurs ouverts à la reconnaissance
D’un monarque chéri bénissaient la clémence.

Il venait d’abolir cette loi de rigueur
Qui livrait à la mort un soldat déserteur.
Nos camps retentissaient de nos cris d’allégresse,
Son nom parmi nos rangs se répétait sans cesse.
Quel silence effrayant succède à nos clameurs !
De longs gémissements annoncent nos douleurs :
Si l’on entend des cris, ce sont des cris funèbres ;
Nous recherchons la nuit et l’horreur des ténèbres.
Pourquoi des malheureux éloignez-vous la mort ?
Ah ! livrez-nous plutôt à la rigueur du sort.
A cette loi de sang rendez son existence.
Nous allons entrevoir la désobéissance…
Qui parmi des soldats osera le premier
Remplir d’un vil bourreau l’exécrable métier ?
Quand la rigueur des lois les a jugés coupables
Nous n’avons pas frémi d’immoler nos semblables ;
Mais les déshonorer…    non, jamais des soldats
Ne prêteront leurs mains à de tels attentats.
Nous aimons mieux périr… Reine, le vrai courage
Peut survivre au malheur, mais non pas l’outrage.
Et c’est toi, Saint-Germain ! ah ! quand sous nos drapeaux
Tu fixais la victoire et guidais nos travaux,
Tu n’as pas employé la  voix de la menace :
Du sang de nos guerriers tu respectais l’audace.
Le temple de l’Honneur par nous te fut ouvert ;
Rougis-tu des lauriers dont nous t’avons couvert ?
Va ! le cœur des Français sera toujours le même,
Il suit avec ardeur un préjugé qu’il aime ;
On n’a jamais besoin d’exciter sa valeur.
Ouvre nos cœurs sanglants, tu trouveras l’honneur.
Qu’aux habitants du Nord la discipline austère
Inflige un châtiment qu’elle a cru nécessaire,
Esclaves plus longtemps et plus tard policés,
Courbés dessous le joug, leurs cœurs sont affaissés ;
Des fers de l’esclavage ils ont encor l’empreinte.
Des serfs peuvent sans doute obéir à la crainte :
Mais nous, le sentiment est notre unique loi ;
Librement un soldat se consacre à son roi,
C’est du trône français le plus bel apanage.
Pourquoi vouloir détruire un aussi noble usage ?
Rivaux de notre gloire, on a vu les Bourbons
Se disputer l’honneur d’être nos compagnons ;
Et tu prétends flétrir ces titres respectables !
Que ferais-tu de plus, si nous étions coupables ?
Pour connaître nos maux, viens passer dans nos rangs ;
Tu n’y trouveras plus que des soldats tremblants,
Calculant les instants qu’ils ont encore à suivre
Les drapeaux sous lesquels ils se plaisaient à vivre.
Nos regards languissants, ternis par nos malheurs,
S’élèvent vers les cieux, laissant couler nos pleurs.
Moins il est mérite, plus le mal est terrible ;
A notre état cruel tout le monde est sensible.
Ces soldats vétérans que leur malheur poursuit,
Qui de leur sang versé perdent l’unique fruit,
Invalides héros bannis de leurs asiles,
Ne pleuraient que sur nous en passant par nos villes ;
Sur des chars entassés ces vieillards vertueux,
Pour plaindre notre sort ne s’occupaient plus d’eux.
Ils aimaient à douter du sujet de nos peines,
Ils rassuraient encor leurs âmes incertaines ;
Mais quand de notre arrêt ils ont lu la rigueur,
Ils baissaient leur épée et frémissaient d’horreur.
A tant de malheureux soyez donc favorable,
Épouse de Louis ; votre main secourable
Sur le gouffre des maux peut nous servir d’appui :
Le Roi pour les calmer doit n’écouter que lui.
Songez qu’en flétrissant les vrais soutiens du trône
La honte du soldat jaillit sur la couronne.
Du sort qui nous menace éloignez la rigueur ;
Et rendez-nous la vie en nous rendant l’honneur2 .

  • 1Autre titre: Requête des soldats français à la reine au sujet des nouvelles peines militaires portées dans l’ordonnance de M. le comte de Saint-Germain,ministre de la guerre (F.Fr.13652) -  A propos des coups de plat de sabre prescrits par le comte de Saint‑Germain, comme châtiment disciplinaire dans l’armée. — « L’ordonnance des coups de plat de sabre a excité l’enthousiasme d’un anonyme, qui a enfanté une pièce de vers en forme de Requête à la Reine pour toucher le cœur de S. M. et l’engager à intercéder auprès de son auguste époux, afin qu’il ordonne la révocation de cette peine, infamante ne fût‑elle point exécutée, tant qu’elle subsistera dans l’ordonnance. Cette épître est écrite en style noble, elle est pleine de sentiments, elle n’a que le défaut d’être trop longue Elle n’est que manuscrite et ne peut guère paraître imprimée publiquement, tant que M. le comte de Saint‑Gernlain restera en place. » (Mémoires secrets) (R
  • 2Le baron de Besenval appréciait plus équitablement les intentions du ministre de la guerre. « On attendit écrit‑il, avec autant d’impatience que de crainte les changements qu’il avait annoncé devoir faire dans toutes les parties du militaire. Les bases de son système portaient sur de bons principes. Il voulait une subordination graduelle, exacte, un service ponctuel et suivi. Connaissant combien l’esprit des grands seigneurs en France est contraire à ces principes, il chercha à les éloigner du militaire, et ses premières opérations devaient être la réforme de tous ces corps de faste et à privilège, de ces charges honoraires contraires à la discipline et à l’administration… M. de Saint‑Germain, qui ne connaissait que l’esprit de l’étranger et les garnisons françaises, s’imagina changer celui des Français et faire plier sous sa volonté des gens qu’un roi absolu et tout‑puissant aurait bien de la peine à réduire. Il ne tarda pas à connaître qu’il s’était lourdement trompé » Mais M. de Saint‑Germain ne se borna pas à soulever contre lui les colères des courtisans, lésés par ses réformes. « Il trouva le moyen de mécontenter les soldats français par un système bien contraire aux préjugés nationaux et propre à affaiblir ce sublime principe d’honneur qui, en tout temps, leur fit affronter les plus grands périls par la persuasion même de leur supériorité sur les troupes étrangères qu’on conduisait par la crainte des plus vils châtiments corporels. Il établit que les fautes militaires, punies jusqu’alors par la prison, le seraient dorénavant par les coups de plat de sabre. Cette ordonnance ayant été lue à la tête des corps qui en furent dans la plus grande indignation, un grenadier gascon, de la garnison de Strasbourg, s’écria : Sandis, nous aimerions mieux le tranchant. On voit que M. de Saint‑Germain était bien loin de connaître l’esprit du militaire français. » (R)

Numéro
$1424


Année
1776




Références

Raunié, IX,106-10 - F.Fr.13652, p.437-41 - Arsenal 4844, f°7r-9v - CSPL, III, 210-213 - Hardy, IV, 720-22