Requête des gros pécheurs de Paris à Mgr De Noailles
Requête des gros pécheurs de Paris à Mgr De Noailles
Supplie humblement, Monseigneur,
Tout Paris, par ma voix implorant ta clémence,
Et remontre à ton Éminence
Que des enfants d’Arnauld le débris imposteur
Verse sur ton troupeau son charme séducteur.
Ces traits où sont à craindre une fausse apparence
De piété, de pénitence,
Est propre à séduire le cœur.
Déjà mainte brebis surprise
Par leur apparente ferveur
De ce subtil poison goûte l’appas flatteur.
L’Esprit Saint, attentif aux besoins de l’Église,
Pour ne laisser notre âme en prise
À ces dangereuses erreurs,
A fait naître en son sein d’illustres défenseurs.
Ce sont les saints enfants d’Ignace
Par combien de travaux, de combats généreux
Ont-ils fait triompher leur suffisante grâce !
Ces héros sont vainqueurs ; un édit rigoureux
À banni pour jamais de ces climats heureux
L’importune grâce efficace.
Aujourd’hui le pécheur à sa conversion
Ne trouve plus aucun obstacle.
Il n’a plus besoin de miracle
Pour sa justification.
C’est d’eux dont nous tenons ces grâces bienfaisantes.
Que du bien, Monseigneur, leur sainte mission
À fait à la Religion.
Elle a pris par leurs soins une nouvelle face.
Par une salutaire audace
Ils ont du firmament aplani les chemins,
Arraché jusqu’aux racines
De ces ronces, de ces épines,
Dont jadis nous parlaient dans leurs écrits chagrins
Les Jérômes, les Augustins.
Ces sentiers à présent sont doux et faciles
Grâces aux décisions utiles
De Bauny, d’Escobar, les grands amis de Dieu,
Qui du salut nous font un jeu.
On voit ces précieux apôtres,
Durs pour eux, bénins pour les autres,
Dispenser le faible pécheur
Du pénible devoir d’aimer son Créateur.
Ce sont ces fondateurs aimables
Des probables opinions,
Des mentales restrictions,
C’est par leurs décrets charitables
Qu’un libertin tranquille au gré de ses désirs
Nage dans le sein des plaisirs,
Se livre à son amour sans se donner la peine
De fuir l’occasion prochaine ;
Que l’heureux usurier, de son salut certain,
Tire de son argent un illicite gain, ;
Que le banqueroutier peut d’une âme chrétienne
Enrichir sa famille aux dépens du prochain,
Avec subtilité justifie
L’adroit larcin, la simonie,
Les plus irrémissibles cas,
Les duels, les assassinats.
Chacun en sûreté peut égorger son homme,
Pour un soufflet, pour une pomme,
Et les magistrats obligés
À peine d’être tous plongés
Au fond de la flamme éternelle, infernale,
À conformer tous leurs arrêts
À ces judicieux décrets.
Pour prévenir l’affreux scandale
De voir un malheureux banni,
Roué, conduit à la potence,
Qui, selon Lessius, Escobar, Bauny,
À commis tout au plus la véniale offense.
Protecteurs de nos santés
Ils ont, par une sage et tendre prévoyance,
Banni le jeûne et l’abstinence,
Et pour comble d’iniquité
Remis même l’intempérance.
Ils savent ajuster avec la charité
Le charme de la médisance,
Le doux plaisir de la vengeance,
L’indulgence pour la vanité.
Le luxe trouve en eux des censeurs charitables,
L’avare des juges traitables.
Tout ce que l’on taxait de gros péchés jadis
Est devenu juste et permis.
Enfin à les voir sur la terre
Lier et délivrer, on dirait que saint Pierre
Entre leurs sages mains a mis
Toutes les clés du paradis.
Ils ont détruit le jansénisme,
Chassé du Ciel Jansénius
Et dans le sein du paganisme
Canonisé Confucius.
Point de valeur sans molinisme.
Qui décide autrement, fût-ce un ange, est proscrit
Chez l’ennemi de Jésus-Christ
Ou du moins de sa Compagnie ;
C’est un protecteur d’hérésie,
Un affreux janséniste, un Arnauld, un Quesnel,
Malheureux défenseur d’une erreur condamnée,
digne d’aller prêcher sur les bords du Texel
la grâce efficace exilée.
Monsieur, ce considéré
Et mûrement délibéré,
Préviens par ta sage conduite
De ton fier attentat la dangereuse suite.
Ta grande fermeté, ton ardeur pour la foi
Te fait honneur, mais te peux nuire.
L’exemple de Tournon nous fait trembler pour toi.
Ce cardinal a pu t’instruire
Qu’un chapeau rouge d’un affront
Ne sauve pas toujours le plus auguste front.
Tous les faits qu’ici je t’avance
Sont connu de ton Éminence.
En quels lieux sont-ils ignorés ?
Reçois donc l’humble remontrance
De tous les gros pécheurs à tes pieds prosternés,
Et pour eux, et pour toi, justement consternés
De ta rigoureuse défense.
Accoutumés dès leur enfance
À voltiger sans cesse, aux plaisirs attachés,
Des péchés à la pénitence,
De la pénitence aux péchés,
Sûrs par Ignace protégés,
Sans passer par le purgatoire
D’aller, heureux prédestinés,
Du sein des voluptés dans le sein de la gloire.
Lève donc, pasteur trop zélé,
Tes interdictions sévères.
Par ta rigueur contre ces Pères
Ton zèle s’est trop signalé.
Rends-nous nos chers missionnaires,
Nos directeurs débonnaires.
Fais la paix, ou soit sûr qu’au prochain jubilé
Nos pécheurs remotttront [sic] nos douteuses affaires.
BHVP, MS 551, p.206-11