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Les Ambulantes à la brune contre la dureté du temps

Les ambulantes à la brune
Contre la dureté du temps1
Tout est donc mort présentement.
Le temps seul est dur, misérable ;
Chacun se plaint à tout moment
Que quelque sort fatal l’accable,
Que rien ne vit, que tout est bas,
Que le commerce ne va pas.
Aussi trop de monde s’en mêle,
Tout est aujourd’hui pêle-mêle,
Et l’on ne trouve à chaque pas
Que des compères et commères
Qui vous offrent tout leur vaillant
Pour petite somme d’argent.
Tel est, hélas ! de nos misères
Et de l’extrême discrédit
De notre état qui s’avilit
La source et la cause premières.
O temps heureux où nos consœurs,
En petit nombre et très chéries,
Pour éviter les tricheries,
Portaient la couronne de fleurs,
D’un chacun recevant l’hommage !
L’or, l’argent pleuvaient à foison
Dans leur galant aréopage ;
On les voyait sur le bon ton
Faire chez soi grand étalage ;
Quand elles quittaient la maison,
Rouler dans un bel équipage ;
La plupart s’amassant un fond,
Lorsqu’elles arrivaient sur l’âge,
Pouvaient remercier Cupidon,
Et vivre à l’abri de l’orage
Et des revers de la saison.
Siècle d’or, te reverra-t-on ?
Ah ! quelle énorme différence
De nos sultanes d’aujourd’hui
A ces nymphes du temps jadis !
Hélas ! toute autre en est la chance !
Outre qu’en ce siècle maudit
Et si funeste à notre engeance,
Qui tombe petit à petit,
De la plus cruelle indigence
Nous ne sommes pas à l’abri ;
C’est que dans tout l’on nous tracasse,
Et que tout semble s’être uni
Pour nous donner partout la chasse.
Quelle maudite invention,
Entre autres, que le réverbère !
Ah ! cette illumination
Met le comble à notre misère ;
Hélas ! en nous ôtant le soir
Qui faisait seul tout notre espoir,
Ces impertinentes lumières
Renvoyent l’amour aux gouttières.
L’état ne va plus rien valoir.
Compatissante Cythérée,
Reine de l’empire amoureux,
Sois sensible aux cris douloureux
D’une troupe désespérée
Qu’on cherche à bannir de ces lieux
Où ta présence est adorée ;
Mère du plus charmant des dieux,
De ta cour ce sont les suivantes,
Humaines et bonnes vivantes,
En simple jupe, en falbala,
A la grecque, com-ci, com-ça,
Dans le crépuscule ambulantes,
Dans l’exercice jamais lentes.
On nous connaît sur ce ton-là.
Cependant, humaine déesse,
Malgré nos preuves de souplesse,
De bon ordre dans le devoir,
On soupçonne notre finesse,
Et l’on éclaire notre adresse
Quand le ciel est drapé de noir ;
Tous les soirs, dès que le jour baisse,
Dans la nuit même, pour nous voir
Exercer notre ministère,
Qui n’est pourtant pas un mystère,
Par certain magique pouvoir,
On a placé le réverbère
Qui défend de dire bonsoir.
La lanterne était si commode !
Le vent l’éteignait, la cassait,
Incognito l’amour passait ;
Mais depuis la maudite mode
Du réverbère radieux,
C’en est fait de nous en ces lieux ;
Plus de démarche clandestine :
Adieu, messieurs les langoureux,
Plus d’attaques à la sourdine,
Nous voyons trop notre ruine
A travers ce corps lumineux ;
Le guet nous voit et nous chagrine ;
Encor s’il était amoureux,
On badinerait la machine
Qui jette partout flamme et feux ;
Mais pouvons-nous compter sur eux ?
Bien plus, nouvelle faribole !
On veut, dans ce siècle frivole,
Et pour nous de si dur aloi,
Éplucher jusqu’à la parole.
Vénus, dans ton aimable code,
Défends-tu par aucune loi
Ces mots : petit cœur, petit roi,
Qui sont des termes de l’école ?
Quoi ! ce que chante à l’Opera
La princesse de la, mi, la
Avec ses deux poings sur les hanches,
Est-il plus chaste que cela ?
Oh ! mais c’est qu’elle est sur les planches.
Enfin que n’invente-t-on pas
Pour réduire aux abois, hélas !
Toute une troupe qui, sans nuire,
Ne cherche que moyen de rire.
Souveraine des rois, des dieux,
Protège tes humbles vassales
Dans ce désastre périlleux ;
Tu défends si bien nos rivales,
Ces fausses prudes aux doux yeux,
Jouant en public les vestales,
Mais en secret à d’autres jeux
S’abandonnant à qui mieux mieux ;
Ne sommes-nous pas leurs égales ?
Sois donc aussi propice aux vœux
De tes ambulantes bergères,
Qui descendent de leur boudoir
Fort assidûment chaque soir,
Pour venir comme des commères
Écouler avec des amants
De doux et lucratifs moments
Faits pour ces ardeurs passagères,
Qui coûtent peu de sentiments
Et souvent n’en sont pas moins chères.
Mais hélas ! ô sort malheureux,
Malgré nos désirs généreux,
Pour nous, trop implacable mère,
C’est merveille quand ton grand cœur,
Si propice dans tout malheur,
Nous retire de la misère ;
Tu nous laisses à l’abandon
Comme bâtardes de Cythère.
Oui, nous ne le voyons que trop,
C’est que l’Amour qui nous gouverne
N’est qu’un petit dieu subalterne,
Un enfant sortant du maillot,
Que la plupart du monde berne.
Timide et toujours au galop,
Sil nous mène en bonne fortune,
Ce n’est jamais que sur la brune ;
Comme le plus mince sujet,
Il craint le moindre clair de lune,
Il n’entend, ne voit que le guet,
Soit l’équestre, soit le pédestre ;
C’est un amour colifichet
Dont le grand cœur est bien terrestre.
Mais vive ton céleste aîné !
Ah ! que ce bel enfant est leste !
C’est un petit déterminé,
A l’attaque et défense preste ;
Tout un régiment il verrait
Pour espionner sa conduite,
Cent commissaires à sa suite,
Garde ou pousse le poursuivrait,
Son chemin toujours il irait ;
A l’Opéra descendu, vite
Dans les coulisses il dirait
A plus d’une : bonsoir, petite.
Pour notre patron, son cadet,
Ce n’est ma foi qu’un marmouset,
Qui ne fait rien qu’en cachemite ;
Plus, on sait que c’est un coquet
Que l’argent seul conduit au gîte :
Ah ! c’est fait de nous à la suite
D’un protecteur si freluquet,
Si ton bras ne nous sauve vite.
Or, déesse, il est un secret
Pour sauver moitié de ta troupe ;
Vois-tu ces remparts séducteurs
Où mille plaisirs sont par groupe,
Formés par des arts enchanteurs :
Ce lieu nous paraît favorable
Et très propre à nous relever ;
Vénus, daigne nous y placer ;
Notre engeance, toujours aimable,
Rendra ce lieu plus agréable.
L’on y voit déjà de nos sœurs,
La plupart très reconnaissables,
Par mille allures remarquables,
Un air pimpant, des yeux quêteurs,
De grands toupets en escalades
Et les côtés en palissades.
Tantôt, c’est en cabriolet
Qu’une nymphe des mieux coiffée
S’arrête près de Nicolet ;
L’autre, en Bourbonnaise attifée,
S’étale avec un air coquet
Aux solitaires contre-allées
Où marchandises sont mêlées.
C’est surtout quand il se fait tard
Qu’elles viennent de toute part.
Qui pourrait deviner le nombre
Des fausses prudes cherchant l’ombre,
Qui ne vont pas là tout exprès
Pour humer à crédit le frais.
Comme cet endroit est très sombre,
Qu’on n’y voit que par-ci, par-là,
Il faut aussi nous loger là ;
Nous le croyons propre au commerce
Auquel notre troupe s’exerce ;
Il peut nous tirer d’embarras :
C’est le rendez-vous des rabats,
Des petits sénateurs en germe,
Des riches commis de la ferme,
Quand de calculer ils sont las ;
On les voit venir pas à pas
Pour s’y rafraîchir l’épiderme ;
Rencontre-t-on ces gros papas,
On s’intrigue, on parle tout bas,
Pour un instant le cœur s’afferme,
On n’est pas Turc près des ducats,
Et cela fait payer le terme.
Est-il lieu comme celui-ci ?
Rome l’ancienne avait bâti
Un temple à Vénus l’immortelle :
Vénus, dit-on, n’a point pâti
D’être dans Rome la nouvelle ;
On parle d’un certain quartier…
Que les boulevards soient le nôtre !
On nous le doit plus qu’à tout autre ;
Car enfin quel est le métier
Où l’on voit d’aussi bon apôtre
Qui ne s’occupe tout entier
Que de l’utilité publique,
Malgré du monde la critique.
Nymphes ont le cœur si loyal,
Qu’elles font le bien pour le mal.
Que feraient les femmes décentes,
Ces héroïnes de vertu,
Dans mille attaques renaissantes,
Si nous n’étions les combattantes ?
Après qu’elles ont combattu,
L’honneur leur reste et nous par grâce
On nous hue, on nous rime en tain,
On nous envoie à Saint-Martin ;
Mais, supposé que l’on nous chasse,
Reprendront-elles notre place,
Celles pour qui nous militons ?
Eh ! qu’il en est dans ces cantons
Faisant nos tours de passe-passe,
Allant comme nous à la chasse
Sur les plaisirs de Cupidon !
Mais motus, ce sont des matrones,
A qui, public, tu le pardonnes,
Par leur prévoyante façon
D’éviter tout mauvais soupçon ;
D’ailleurs, à Paris comme à Rome,
Péché caché vaut son pardon.
Pour nous l’on prend un autre ton ;
Par grâce obtiens, grande patronne,
Que quelque rempart on nous donne,
Où la garde, qui voit trop bien,
Passe comme ne voyant rien
Sans lire dans la perspective,
Et que l’illustre commandant
D’une garde un peu trop active
N’y tienne plus sur le qui-vive
Un amour qui n’est trop ardent
Que parce qu’il faut bien qu’il vive.
Si l’on daigne ainsi cantonner
De notre légion fameuse
L’espèce honnêtement nombreuse
Qui son petit bien veut donner,
Bientôt notre troupe galante,
Comme les héros militante,
Lèvera tous ses étendards
Et fera de nos boulevards
Un nouveau pays de conquêtes.
On connaît notre fermeté,
L’on sait qu’à servir toujours prêtes,
Nous n’avons jamais hésité ;
Ce sera dans les contre-allées
Que nous ferons nos assemblées,
Comme ces sages anciens,
Dits péripatéticiens,
Formant un corps ambulatoire ;
De ces lieux où l’on ne voit rien,
Nous formerons pour plus grand bien,
Un nouveau temple de Mémoire.
C’est là qu’on apprendra l’histoire
De ces héros, vrais fils de Mars,
Qui savent braver les hasards
Au sein même de la victoire,
Qui viennent ensuite, à l’écart,
Au grand saint Côme offrir leur gloire
Et leur larmoyant étendard.
On y verra nos héroïnes
Dignes de l’immortalité,
Nos Angéliques, nos Justines,
Dont le grand cœur, la fermeté,
La valeur, l’intrépidité,
Les égalent aux Messalines,
Dont le nom était si vanté.
Pour tant d’actions glorieuses
Et de prouesses si fameuses,
Nous ne demandons qu’un répit ;
On sait que dans l’endroit susdit,
Le soir, jusqu’à la neuvième heure,
Le rempart nous met en faveur ;
A peine le guet nous effleure,
Enchanté de notre ferveur ;
Mais, quand l’heure dixième sonne,
C’est alors que le guet raisonne.
Adieu dès lors nos petits jeux,
Forcés de faire place à ceux
Qu’en ce moment Nicolet donne,
Car quand il est tout à fait nuit,
Si nous risquons d’être joueuses
Comme il est joueur à minuit,
On nous appelle des coureuses,
Le guet court sur nous à grand bruit,
Nous atteint nous gante et conduit
Où sont les anti-vertueuses.
Pour grâce, dis-je, et tout répit,
Qu’on nous donne, comme il est dit,
Une permission tacite,
Comme on en donne à maint auteur,
Afin qu’il trouve un imprimeur ;
De la dixième heure susdite
Qu’il nous soit libre, au boulevard,
De compter jusqu’à la douzième ;
Car pour nous deux heures plus tard
Sont d’une conséquence extrême ;
Le souper rend l’esprit gaillard,
Et cela, comme on s’imagine,
Favorise très fort notre art.
Moyennant cette grâce insigne
Le commerce relèvera ;
Ne jouant plus à la sourdine,
L’argent à foison nous pleuvra ;
Nous pourrons comme toi, Cyprine,
Tranquillement sur un sopha
Braver et misère et famine.
Ainsi soit-il.

  • 1A la fin de l’année 1778, une ordonnance du lieutenant général de police Lenoir, rendue à la requête du procureur du Roi au Châtelet avait renouvelé avec différentes additions les anciens règlements relatifs aux femmes et filles de mauvaise vie, « attendue, disait le préambule, que le libertinage était porté à un point que ces femmes et filles publiques, au lieu de cacher leur infâme commerce, avaient la hardiesse de se montrer pendant le jour à leurs fenêtres d’où elles faisaient signe aux passants pour les attirer ; de se tenir le soir sur leurs portes et même de courir les rues où elles arrêtaient les personnes de tout âge et de tous états, etc. » Les résultats de ces mesures ne se firent pas attendre, ainsi que Hardy le constatait avec satisfaction dans son Journal, à la date du 24 novembre. « On éprouvait déjà, dans les différents quartiers de la capitale et notamment dans celui de la rue Saint‑Honoré, depuis cette ordonnance de police à l’exécution de laquelle le gouvernement paraissait vouloir veiller scrupuleusement, un calme et une sécurité qu’on ne connaissait plus depuis fort longtemps. Car, au moyen des enlèvements successifs exécutés journellement dans les rues ou dans les maisons de toutes celles des femmes ou filles de débauche qui se permettaient encore de raccrocher les particuliers sur le pavé et de leurs fenêtres, comme d’une multitude de jeunes libertins attirés sur leurs pas et qu’on voyait sans cesse autour d’elles, on n’en rencontrait presque plus les soirs, et les occasions prochaines de commettre le mal que la faiblesse humaine rendait trop souvent si funeste à bien des gens, se trouvaient au moins retranchées. On humiliait ces malheureuses femmes et filles du monde en les arrêtant d’une manière qui devait leur être bien sensible ; car on les rasait après avoir coupé leurs cheveux dont la longueur se trouvait nécessitée par le costume ridicule des hauts chignons de notre siècle. On ne pouvait qu’applaudir à un règlement de police dont la sagesse allait peut‑être enfin opposer une espèce de digue à la corruption des mœurs de la jeunesse qui semblait depuis nombre d’années s’être débordée comme un torrent que rien ne pouvait plus contenir. » (R)

Numéro
$1456


Année
1779




Références

Raunié, IX,191-03