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Requête des fiacres de Paris contre les cabriolets

Requête des fiacres de Paris contre les cabriolets
Vous, Monseigneur1 dont la justice
Aux infortunés est propice,
Et dont le zèle vigilant,
Sans causticité, sans caprice,
Contient un peuple turbulent
Dans les règles de la police,
Nous implorons votre secours :
Accordez-nous votre assistance,
Et sauvez par votre prudence
Les jambes, les bras et les jours
Des pauvres fantassins de France
Qui sont victimes et jouets
Des importuns cabriolets.
Tous les jours le nombre en augmente ;
Ils ont fait renchérir le foin,
Et, dans le moindre petit coin,
D’un coup d’œil on en compte trente
Qui viennent de près ou de loin,
Avec une ardeur pétulante,
Presser, écraser sans pitié
Les citoyens qui vont à pied.
Pour le salut des créatures
Il serait de nécessité
Que, dans tout pays habité,
On ne pût mener des voitures
Sans avoir la majorité.
Sur l’âge et les courses rapides
L’on n’a rien à nous reprocher ;
Un fiacre sait tenir des guides,
Quoiqu’on nous taxe d’accrocher ;
Et la place est les Invalides
Où se retire un vieux cocher,
Quand il est de ces vieux druides
Que l’on ne veut plus débaucher.
Autrefois, stylés au manège,
Nous jouissions du privilège
De mener autour de Paris,
A la Villette, à Saint-Denis,
L’amour et le riant cortège
Des jeux, des grâces et des ris :
Le cabriolet nous remplace
Tant aux guinguettes qu’à la chasse ;
Et les amants vont deux à deux
Chercher les plaisirs amoureux,
Sans songer que la populace
Se scandalise de leurs feux,
Que nos panneaux mieux qu’une glace
Cachaient aux regards curieux.
L’on nous traite comme des Poacres ;
Notre nom est injurieux,
Et vous rencontrez en tous lieux
Cent cabriolets pour deux fiacres.
Or leur nombre prodigieux
Cause tous les jours des massacres.
L’on ne voit point de freluquet
Qui, fier dans son cabriolet,
Ne risque d’arracher la vie
A des sourds, à l’infanterie
Qui, sur son corps, porte un paquet,
Et qui justement jure et crie
Contre le transport indiscret
D’un phaéton portant plumet,
Qui, tout en passant, l’injurie
Et lui détache un coup de fouet
Avec un ton de tyrannie
Comme il ferait à son valet.
Si vous marchez de compagnie,
Vous vous sentez à tout propos
L’homme et le bidet sur le dos,
Et l’on croirait que dans la rue
On fait des courses de chevaux
Pour en écarter la cohue,
Ou pour amuser les badauds
Qui sont plantés comme une grue.
Dans un galant ajustement,
En se brouettant lestement,
Le maître de chant ou de danse
Apprend les lois du mouvement
Et les règles de la cadence.
Le pourvoyeur et le maçon,
Le charpentier et le charron
Se servent dans la matinée
D’un char pour faire leur tournée.
Le petit-maître audacieux,
Dans un déshabillé crasseux,
Et suivi d’un grand escogriffe,
N’ayant qu’un peigne à ses cheveux,
Mais plus insolent qu’un calife,
Vous colle au mur les gens de bien ;
L’on croirait qu’il a quelque affaire,
Mais tout le jour il ne fait rien ;
Il vole aux couvents de Cythère,
Encenser l’Amour et sa mère,
Et travailler comme un vaurien
Pour l’intérêt du chirurgien.
L’on voit aussi des demoiselles
Que la frisure ou les dentelles
Mettent dans le cas de marcher,
Et qui, sur le point d’accrocher,
En criant nous cherchent querelle
Et jurent comme un vrai cocher.
L’on voit enfin jusqu’à des prêtres,
Des barbons, des petits collets,
Des robins et des marmousets
Nous prendre par derrière en traîtres
Et lâcher des mots indiscrets,
Aussi bien que des petits-maîtres
L’exemple est toujours attrayant ;
Ceux qui fréquentent nos écoles
Apprennent à lâcher autant
De jurements que de paroles :
Pour nous ce sont des babioles ;
Mais c’est un véritable abus
Que cette roulante affluence
Qui fait circuler la licence,
Et c’est à la campagne au plus
Qu'on en peut souffrir l’indécence.
Paris nous offre un gouffre immense
Où l’on ne trouve qu’embarras ;
Les voitures en abondance,
Les bâtiments et les plâtras
Dont on a triplé le fatras,
Les tombereaux et leur séquelle,
Les paveurs avec leurs amas
Ont de quoi tourner la cervelle,
Et nous risquons au premier pas
De nous voir réduits en cannelle.
Nous avons de faibles chevaux
Qui n’ont que la peau sur les os ;
Il semble que ces pauvres rosses
N’oseraient traîner leurs carrosses,
De peur de les mettre en morceaux.
De plus, les maudits imbéciles
N’ont pas l’esprit de reculer
Quand on leur a fait enfiler
Des routes un peu difficiles,
Et de là naît l’engorgement
Qu’on voit grossir en un moment.
Un cabriolet criant : gare !
Vient se fourrer dans la bagarre,
Et croit pouvoir nous commander
De disparaître ou de céder,
Parce qu’il fait du tintamarre.
Sur le point de se culbuter,
Un beau monsieur nous apostrophe ;
Nous cherchons à lui riposter,
Puisqu’il s’est fait de notre étoffe ;
Alors il peut en résulter
Une fâcheuse catastrophe
Que nous ne pouvons éviter,
N’ayant pas l’esprit philosophe.
Tandis qu’on crie en B, en F,
L’on voit s’accumuler en bref
Des vis-à-vis, des diligences ;
C’est à qui criera le plus fort ;
Les laquais commencent d’abord
Par vomir des impertinences,
Le maître fait des remontrances,
Le pauvre fiacre a toujours tort,
Même quand on l’a mis à mort.
Nous étions déjà trop à plaindre,
Et ces chiens de cabriolets,
Viennent nous achever de peindre
Et de nous couper les jarrets.
Juchés nuit et jour sur le siège,
Par le vent, la pluie et la neige,
Nous gagnons à peine du pain.
Un chaos éternel nous tue,
Et pour apaiser notre faim,
Sans que l’on nous perde de vue,
La salle à manger est la rue
Et la table est notre avant-train.
Nos coursiers, privés de tout voile,
Pour ne point devenir trop gras,
Sont faits à prendre leur repas
Comme nous, à la belle étoile,
Et mangent peu tant ils sont las.
Aussi notre style oratoire,
Quand on nous a fait voyager,
Est-il de demander pour boire
Sans parler jamais de manger ;
Car dans le vin est notre gloire :
Mais quand on nous donne deux sous,
Si nous entrons à la taverne
Pour y boire quatre ou cinq coups,
On nous reproche d’être soûls ;
On nous invective, on nous berne,
Et le public est contre nous.
Il est décidé dans le monde
Qu’un fiacre n’a jamais raison,
Soit qu’on le rosse ou qu’on le gronde,
Qu’il ait chaud ou qu’il se morfonde,
Il doit sans humeur tenir bon
Contre l’aigreur de la saison.
Si par un sommeil favorable,
Dans la fatigue qui l’accable,
Il est pour un instant saisi,
Et qu’il se tienne rabougri
Sur son grabat doublé de paille,
Par le vin il semble abruti :
On le culbute, on le tiraille,
On le force à s’en arracher :
Pour se réveiller et marcher,
Il se frotte les yeux, il bâille,
Il se guinde maussadement ;
Il part, et machinalement
Il fait résonner sa ferraille.
Ainsi, mal vêtus, mal nourris
Et toujours peignés à la diable,
Nous sommes le plus misérable
De tous les êtres de Paris.
Voyez avec quelle arrogance
Nous traitent les cochers bourgeois ;
Ils méprisent notre indigence
Et nous maltraitent plus, cent fois,
Que si nous n’étions pas des hommes,
Sans songer qu’avant quelques mois
Ils deviendront ce que nous sommes
Et seront peut-être aux abois.
Un aigrefin à mine fière
Nous fait marcher la canne en main
De Marais à la Grenouillère,
Et puis du faubourg Saint-Germain
Il nous remène à la barrière
Qui se trouve sur le chemin
De Saint-Denis ou de Pantin,
Toujours en ne nous payant guère,
Souvent en ne nous payant brin.
Exigeons-nous notre salaire ?
L’on voit aussitôt le faquin
Nous traiter de gueux, de gredin ;
Il sacre, il se met en colère,
Et sur notre dos débonnaire
Sa lourde canne va son train,
Sous les yeux d’un peuple malin
Qui rit et qui le laisse faire.
Nos malheurs sont encore certains
Quand nous côtoyons les spectacles,
Nous y rencontrons mille obstacles ;
Et trente soldats inhumains,
Pour divertir leurs camarades,
Si nous tombons entre leurs mains,
Nous excèdent par des bourrades
Qui nous rendent morts ou malades.
Souvent, au milieu des chemins,
A force de coups, de saccades,
Nos chevaux viennent à crever ;
Il faut les remplacer par d’autres,
Et nous donnons gratis les nôtres
A qui veut bien les enlever.
Mais comment pouvoir en trouver ?
Dans les marchés et dans les foires
On ne nous fait point de crédit ;
Nos misères sont si notoires
Qu’on nous fait payer sans répit,
Et celui qui nous accommode
Nous donne pour nos quatre écus,
Ou pour quinze francs tout au plus,
Un cheval aussi vieux qu’Hérode,
Qui n’a ni jambes ni vertus,
Et qui crève comme une gaude.
Soit à la ville, soit aux champs,
Nous bravons le soleil, la lune,
Les mauvais pas, les mauvais temps,
Et l’on ne voit pas en cent ans
Un fiacre qui fasse fortune.
Enfin nous avons tant de mal,
Que, pour terminer notre vie,
Les chevaux vont à la voirie
Et le cocher à l’hôpital,
Où sans train, sans cérémonie
Et sans craindre la maladie,
Il attend le terme fatal
Qui met fin à sa gueuserie.
Le récit d’un si triste état
Doit, juste et sage magistrat,
Toucher votre âme bienfaisante
Qui rend notre ville brillante.
Sans vous distraire de vos soins,
Daignez vous occuper des nôtres ;
Très éclairé, ni plus ni moins,
Vous éclairez aussi les autres,
Et pourrez calmer nos besoins.
Voici le moyen de le faire
Sans vous constituer en frais,
Quoiqu’on prétende que jamais
On ne saurait nous satisfaire :
Dans Paris, l’on compte à peu près
Quatre mille cabriolets
Qui nous jettent dans la misère.
Eh bien ! Monseigneur, taxez-les ;
Ordonnez qu’on les étiquette
Comme on nous a numérotés,
Et qu’ils soient enrégimentés
Comme la chaise et la brouette,
En payant par an quinze francs,
A répartir entre les fiacres ;
Ils nous rendront joyeux, contents,
Et dociles comme des Quacres.
Ils auront le haut du pavé
Quand ils passeront dans la rue ;
Vous, dans notre conseil privé,
Vous obtiendrez une statue,
Et serez, par nous, élevé
Jusques au sommet de la nue.
Nous aurons des chevaux meilleurs,
Et nos carrosses plus commodes
Ne rompront plus aux voyageurs
Le crâne ni ses antipodes.
Nos mors, nos brides, nos panneaux
Seront plus solides, plus beaux,
Et vous diminuerez le nombre
Des blessés que par mal encombre
Il faut porter aux hôpitaux.
La chaise d’un jeune plumet
Doit être également timbrée,
Ordonnez donc que le cachet
Soit empreint en lettres dorées :
C’est une école où la livrée,
Pendant le cours d’un long trajet,
Étudiera son alphabet.
Chaque marque privée
Ne soit pas mise en lieu secret,
Et, pour annoncer l’arrivée,
Donnez ordre que les chevaux
Soient environnés de grelots.
Quand, par excès de pétulance,
Ces messieurs, qui font les charmants
Par leur maladroite imprudence
Auront écrasé les passants,
Il est d’une extrême importance
Qu’on connaisse les délinquants
Pour les condamner à l’amende,
Aux dommages, aux pansements,
En y joignant la réprimande
Outre les divers châtiments
Que la voix publique demande.
Le citoyen le plus pressé
Est celui qui n’a rien à faire,
En courant après la chimère,
Avec le train d’un insensé ;
L’homme utile est par lui blessé,
Sans qu’il s’en embarrasse guère :
Car un grand coureur est passé
Avant qu’on ait un commissaire.
La décence, la sûreté
Ont besoin de cette réforme ;
En prescrivant un uniforme,
L’étourdi sera décrété.
Un abbé, ne fût-il que diacre,
Une nymphe avec son amant
Se promènent moins décemment
Dans un cabriolet qu’en fiacre.
Enfin les différents états
Ne nous casseront plus les bras,
Et l’on n’aura plus dans les rues
La tête ou les jambes rompues ;
En un mot, sur les boulevards,
L’on trouvera moins de cohues.
Réprimez ces fréquents écarts,
Vous qui protégez la faiblesse
Des sourds, des enfants, des vieillards
Et dont la sensible sagesse
A fait à la pauvre jeunesse
Ouvrir le temple des beaux-arts.
Si votre bonté s’intéresse
Pour les fantassins et pour nous,
Notre sort deviendra plus doux,
Chacun vous bénira sans cesse,
Et saint Fiacre priera pour vous.

  • 1M. de Sartine, lieutenant général.

Numéro
$1265


Année
1768

Auteur
Marchand, Jean-Henri, avocat, selon Cioranescu



Références

Raunié, VIII,107-19