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L'espérance publique

L'espérance publique
En vain de nos malheurs bornant le triste cours,
Le ciel, plus que jamais attentif à nos jours,
Par une ingrate paix, fruit de notre victoire,
Croirait rendre imparfaits ses soins et notre gloire.
L’abondance (présent le plus digne des dieux),
Avec la paix, dit-on, va régner en ces lieux.
L’or qu’avait enfoui la plus sanglante guerre
Doit renaître bientôt du centre de la terre,
Et nos champs, vrai Pérou, désormais à nos yeux,
Vomiront à grands flots ce métal précieux ;
Telle est, Damon, telle est la publique espérance.
Mais veux-tu là-dessus savoir ce que je pense :
Avant qu’on remédie à tous nos maux passés,
Et qu’à ceux dont encore nous sommes menacés,
On trouve un infaillible et suprême antidote.
On pourra voir la cour redevenir dévote,
Le Régent au destin savoir se résigner,
N’être plus dévoré de l’ardeur de régner,
La Berry des Laïs1 n’être plus la première,
Et ne plus surpasser Babet la bouquetière.
Condé, par le secours de deux regards vainqueurs,
A sa suite entraîner, captiver tous les cœurs.
Conti du grand Conti représenter l’image ;
Saint George poursuivant le perfide Hanover2
Conquérir en héros le trône d’outremer.
Les fils de Loyola, par d’imposteurs sophismes,
Cesser de méditer encor de nouveaux schismes.
Voysin, Bercy, Pleneuf3 , Pontchartrain, Desmarets,
En pécheurs repentants confesser leurs forfaits.
L’avide d’Argenson employer son office
Désormais à des soins plus hauts que la police.
Bourvalais, le Normand remis dans leur bureau,
Mourir d’une autre main que celle du bourreau.
Nos modestes de cour et nos saintes nitouches
Aux hommes se montrer sévères et farouches,
Gesvres de sa vertu montrant l’effort suprême,
Donner à sa maison un véritable Tresmes4 .
Villars, Mallet, la Force5 apprendre à l’univers
S’ils savent ce que c’est et que prose et que vers.
Le nouvel Arlequin6 , mieux que feu Dominique7
Aux vices de son temps, un jour faire la nique.
Le poète sans fard8 reçu de ses lecteurs,
Gil Blas9 dans la grand-salle10 dans la grand-salle entouré d’acheteurs,
Et pour m’envelopper aussi dans la satire,
Et prouver encor mieux ce que je viens de dire
Moi-même je pourrai de ce vers insensé,
Ainsi que Seligny11 , me voir récompensé.

  • 1Célèbre courtisane grecque. (R)
  • 2Le chevalier de Saint‑George, fils du roi d’Angleterre Jacques II, essaya, mais inutilement, de reconquérir le trône dont la révolution de 1688 avait dépossédé son père. George Ier avec qui il lutta était fils du premier électeur de Hanovre, Ernest-Auguste, et arrière-petit‑fils, par sa mère, de Jacques Ier ; un acte du Parlement anglais (1701), qui limitait aux princes de la ligue protestante le droit d’accession à la couronne, fit de lui le successeur de la reine Anne. (R)
  • 3 L’un des principaux commis du bureau de la guerre sous Voisin. Il avait fait une immense fortune dans les traités de finances et dans les vivres, et craignant d’être contraint à quelque restitution, il s’enfuit à Turin. (R)
  • 4Le marquis de Gesvres, fils du duc de Tresmes, avait épousé Mlle Mascrani, qui demanda la cassation du mariage pour cause d’impuissance. Cette affaire fit durant plusieurs années un bruit considérable et fut le sujet de toutes les conversations, à la cour comme à la ville. Enfin, la marquise, lassée du vacarme qu’elle avait involontairement causé, se raccommoda avec son mari. (R)
  • 5Le maréchal de Villars, le financier Mallet et le duc de la Force étaient membres de l’Académie francaise ; ils devaient cet honneur à leur position bien plus qu’à leurs talents littéraires. Et cela n’a rien qui puisse surprendre, dans un temps où le duc de Richelieu pouvait entrer à l’Académie à peine âgé de quinze ans, et lire devant la docte assemblée un Discours de réception, dans lequel les fautes d’orthographe seules étaient son œuvre personnelle. (R)
  • 6Personnage satirique de la comédie italienne, introduit en France depuis le règne de Henri III, qui obtenait toujours beaucoup de succès au théâtre de la Foire. (R)
  • 7Acteur de la Comédie italienne (1640‑1688), qui jouait le rôle d’Arlequin. Il obtint une très grande vogue, et fut souvent appelé à Versailles pour égayer les soirées de la cour.
  • 8Surnom de Gacon, poète satirique.
  • 9Gil Blas de Lesage parut en 1715. C’est le chef-d’œuvre du roman de mœurs. On y trouve une peinture élégante, spirituelle et variée de l’homme dans toutes les conditions sociales, qui cache sous des allusions transparentes et des remarques générales, une satire vive et piquante de la société française au commencement du XVIIIe siècle. (R)
  • 10 - Quelques libraires avaient leurs boutiques dans la grand-salle du Palais de justice. (R)
  • 11Commis du bureau de la guerre, accusé de concussion. (R)

Numéro
$0089


Année
1715




Références

Raunié, I,150-53 - Clairambault, F.Fr. 12696, p.23-25 -  Maurepas, F.Fr.12628, p.357-58