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Ridicules (Les) du jour

Les ridicules du jour
Que maintenant, dans Paris1 ,
Nos héros, nos beaux esprits, `
Forment mille compagnies,
Salons, clubs, académies,
Et que je ne sois de rien,
C’est bien,
Très bien,
Cela ne m’étonne en rien ;
Je ne pense comme personne,
Et je chansonne.

Qu’au seul nom de Figaro
J’entende crier : Bravo,
Et que tout ce coq-à-l’âne,
Son procès et sa Suzanne2
Causent un bruit général,
C’est mal,
Très mal,
Mais cela m’est bien égal :
Je pense comme mon grand-père ;
J’aime mieux Molière.

Que par esprit de parti
On claque Saint-Huberti3 ,
Qui n’a pour toute manière
Qu’une tête minaudière,
Avec un fausset discord ;
Très fort.
Mais ça m’est égal encor :
Moi, je hais la voix glapissante,
J’aime qu’on chante.

Que le charlatan Mesmer4 ,
Avec un autre frater,
Guérisse mainte femelle ;
Qu’il en tourne la cervelle,
En les tâtant Dieu sais où,
C’est fou,
Très fou,
Et je n’y crois pas du tout :
Mais je pense qu’il magnétise
Par sa sottise.

Que la bégueule Contat
Mette en fort mauvais état
La jeunesse et la finance
D’un étranger d’importance5 ,
Qui ne voulait que la voir,
C’est noir,
Très noir ;
Mais c’est simple à concevoir :
Elle pense comme sa mère6 ,
Elle est trop chère.


Quoiqu’à dire son avis
On trouve mille ennemis,
Et qu’avec un peu d’adresse,
D’impudence et de caresse,
On jouisse d’un grand éclat,
C’est plat,
Très plat ;
Et je n’en fais nul état :
Moi, je pense qu’il faut tout dire,
Et j’aime à rire7 .

  • 1 - Les six couplets de M. de Champcenets, ou du moins qui lui sont attribués, concernant les ridicules du jour, deviennent très recherchés depuis le bruit de sa détention. Cette nouvelle leur donne de l’importance, et les voici. (Mémoires secrets) (R)
  • 2Cette Suzanne était Mlle Contat, dont il sera encore question au cinquième couplet. « Elle me sembla adorable, déclarait la baronne d’Oberkirch, en rendant compte d’une représentation du Mariage de Figaro ; tous les hommes en étaient fous. C’est une délicieuse personne ; je comprends les passions qu’elle inspire. Il est impossible d’avoir plus d’esprit, une meilleure tenue en scène, un talent plus complet enfin que celui de cette actrice… Le bonnet que Mlle Contat portait dans le rôle de Suzanne fut adopté par la mode sous le nom de Bonnet soufflé à la Suzanne. Il était entouré d’une guirlande de fleurs et orné de plumes blanches. » (R)
  • 3Anne Antoinette Clavel, dite Mlle Saint Huberti avait débuté à la fin de l’année 1777 à l’Académie royale de musique, sans produire sur le public une vive impression. Les retraites successives de Mlle Arnould et de Rosalie Levasseur et la mort de Mlle Laguerre, lui permirent d’aborder les emplois importants et de donner libre carrière à son talent. Elle provoqua, à diverses reprises, des transports d’enthousiasme dans les rôles de Lise du Seigneur bienfaisant, d’Ariane et de Didon.- Mme VigéeLebrun a rendu hommage à son mérite exceptionnel, dans une Lettre où elle passe en revue les plus célèbres artistes de son temps : « Une femme, dont le talent supérieur nous a ravis longtemps, a succédé à Mlle Arnould. C’était Mme SaintHuberti, qu’il faut avoir entendue pour savoir jusqu’où peut aller l’effet de la tragédie lyrique. Mme SaintHuberti avait non seulement une voix superbe, mais encore elle était grande actrice ; le bonheur a voulu qu’elle eût à chanter les opéras de Piccini, de Sacchini, de Gluck, et cette musique si belle si expressive, convenait parfaitement à son talent plein d’expression, de vérité et de grandiose. Il est impossible d’être plus touchante qu’elle ne l’était dans les rôles d’Alceste, de Didon, etc. ; toujours vraie, toujours noble, ses accents arrachaient les larmes de toute la salle, et je me souviens encore de certains mots, de certaines notes auxquelles il était impossible de résister. Mme SaintHuberti n’était point jolie, mais son visage était ravissant de physionomie et d’expression… Sous le rapport du chant, tout l’opéra se composait pour moi de Mme SaintHuberti. » (R)
  • 4« Mesmer demeurait place Vendôme, dans la maison Bouret, et son appartement ne désemplissait pas du matin au soir. Le fameux baquet attirait la cour et la ville. Le fait est que ses cures sont innombrables et que l’on ne peut nier les effets positifs du magnétisme. Le somnambulisme est encore plus extraordinaire et tout aussi positif… Le magnétisme devint tout à fait à la mode ; ce fut, comme toutes les modes, une rage, une furie. On publia ses merveilles et on les augmenta. Après Mesmer, MM. Ledru et Destin, le docteur Thouvenel, le docteur Deslon se partagèrent la vogue. On courut chez eux comme à la fontaine de Jouvence ; pourtant cette fontaine fut peut être la seule qu’ils ne surent point ouvrir… Une chose très étrange à étudier, mais très vraie, c’est combien ce siècle-ci, le plus immoral qui ait existé, le plus incrédule, le plus philosophiquement fanfaron, tourne vers sa fin, non pas à la foi, mais à la crédulité, à la superstition, à l’amour du merveilleux. En regardant autour de nous, nous ne voyons que des sorciers, des adeptes, des nécromanciens et des prophètes. Chacun a le sien sur lequel il compte, chacun a ses visions, ses pressentiments, et tous lugubres, tous sanglants. Quelles seront donc les dernières années de ce centenaire qui commença si brillamment, qui usa tant de papier pour prouver ses utopies matérialistes, et qui maintenant ne s’occupe plus que de l’âme, de sa suprématie sur le corps et sur les instincts ? On n’ose y penser. » (Mémoires de la baronne d’Oberkirch.) (R)
  • 5M. le comte de Laudron. (M.) — Quoi qu’en dise le chansonnier, la dupe de l’affaire fut l’actrice et non le comte. Celui ci, qui avait abusé Mlle Contat par des dehors magnifiques et les apparences d’une générosité à toute épreuve, disparut brusquement, après avoir passé, disait-on, chez elle quatre jours entiers, « et ces quatre jours, observait malicieusement Grimm, n’ont été pour cette femme que des nuits continuelles ; quelles nuits encore ! les plus laborieuses de sa vie. » (R)
  • 6Marchande de morue. (M.) (R)
  • 7- Champcenetz, l’auteur présumé de ces six couplets, paya ses audacieuses railleries d’un emprisonnement au château de Ham et fut sérieusement menacé d’une disgrâce. « Pour avoir exercé sa verve indiscrète sur les gens en place et sur les femmes de théâtre, qui ont plus d’influence qu’on ne pense dans de grandes affaires, il s’est vu à la veille de perdre son emploi daııs le régiment des gardes. Son père a paré ce coup en demandant une lettre de cachet qui lui fera faire retraite pendant un an au château de Ham. En vain ses ennemis ont voulu dire que cette punition était trop légère, le marquis de Champcenetz l’a obtenue de la bonté du Roi et si son fils est corrigé par elle, ce sera un homme aimable conservé à son état et à la société. » (Correspondance secrète de Métra). - Le marquis, en sollicitant la lettre de cachet destinée à prévenir un traitement plus sévère, ne fut sans doute pas fâché d’infliger une correction méritée à son fils, car il était à ce moment même fort irrité contre lui. Champcenetz, comme on le verra par le dernier couplet de la pièce suivante, s’était, en effet, avisé de le plaisanter cruellement et de trouver qu’il vivait trop longtemps. (R)

Numéro
$1559


Année
1785

Auteur
Champcenetz (marquis de) ?



Références

Raunié, X,163-67 - Mémoires secrets, XXVIII,39-41 - CSPL, t.XVII, p.217-19