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La Cour et les courtisans

La cour et les courtisans1

 

Qu’une : bâtarde de catin2
A la cour se voie avancée3  ;
Que dans l'amour et dans le vin
Louis cherche une gloire aisée
Ah ! le voilà, ah ! le voici !
Celui qui n'en a nul souci.

Que la Reine vive à la cour
Comme simple particulière ;
Qu'à Dieu, pour oublier l'amour,
Elle consacre sa carrière4 ,
Ah ! le voilà, etc.

Que monseigneur le gros Dauphin
Ait l'esprit comme la figure5  ;
Que l'État craigne le destin
D'un second monarque en peinture,
Ah ! le voilà, etc.

Que la Dauphine ait des enfants,
Ou qu'elle devienne stérile ;
Que le baroque d'Orléans
Au couvent fasse l'imbécile6 ,
Ah ! le voilà, etc.

Que ne croyant qu'en ce bas lieu
Son fils méprise son exemple ;
Que son ventre soit son seul Dieu,
Et que sa femme soit son temple7 ,
Ah ! le voilà, etc.

Qu'ébloui par un vain éclat
Poisson tranche du petit‑maître8  ;
Qu'il pense qu'à la cour un fat
Soit difficile à reconnaître,
Ah ! le voilà, etc.

Que Maurice, ce fier‑à‑bras,
Pour s'être enrichi dans la Flandre9 ,
Ayant ruiné les Pays‑Bas,
Soit plus exalté qu'Alexandre10 ,
Ah ! le voilà, etc.

Que notre héros à projets11
Ait vu, dans sa molle indolence,
A la honte du nom français
Les Hongrois piller la Provence12 ,
Ah ! le voilà, etc.

 

Que Belle-Isle le chevalier13

comme un fougueux, tête baissée,

donne dans un piège grossier

et soit tué dans la mêlée,

Ah! le voilà, etc.

 

Que par ce beau coup d'étourdi

Toute l'élite de l'armée

soit occise par l'ennemi,

loin de gémir sur l'équipée,

Ah! le voilà, etc.

 

Que pour emporter Berg-op-Zoom

le grand Lowendal se morfonde

et que par sa male façon

il fasse périr tant de monde,

Ah! le voilà, etc.

Que le chancelier14 décrépit
Lâche la main à l'injustice ;
Que dans sa race il ait un fils
Qui vende même la justice15 ,
Ah ! le voilà, etc.

Que Maurepas, Saint‑Florentin16
Ignorent l'art du ministère ;
Que ce vrai couple calotin
A peine soit bon à Cythère,
Ah ! le voilà, etc.

Que d'Argenson, en dépit d'eux17 ,
Ait l'oreille de notre maître ;
Que des débris de tous les deux
Il voie son crédit renaître,
Ah ! le voilà, etc.

Que Boyer18 , ce moine maudit,
Renverse l'État pour la bulle ;
Que par lui le juste proscrit
Soit victime de la formule ;
Ah ! le voilà, etc.

Que Maupeou plie indignement
Le genou devant cette idole ;
Qu'à son exemple un Parlement
Sente son devoir et le viole ;
Ah ! le voilà, etc.

Jadis composé de barbons,
Ce corps était notre défense ;
Mais que, craignant en vrais poltrons,
Ils soient à présent nuls en France19 ,
Ah ! le voilà, etc.

Que le simoniaque Tencin
Au conseil fasse l'hypocrite :
Que Noailles, qui fait le fin,
Dise qu'il vit comme un ermite ;
Ah ! le voilà, etc.

Que le crédit de Tournehem20
Étonne la cour et la ville ;
Que Berryer sorte du néant,
Ne valant pas mieux que Marville21 ,
Ah ! le voilà, etc.

Que Puisieux22 , toujours tâtonnant,
Embrouille encor plus nos affaires ;
Et que Machault23 , en vrai pédant,
Mette le comble à nos misères,
Ah ! le voilà, etc.

Que Voltaire soit exilé24 ,
Et qu'il se taise, ou qu'il écrive ;
Qu'on le plaigne, ou qu'il soit sifflé
Et que sa coureuse le suive ;
Ah ! le voilà, etc.

Que le congrès soit annoncé25 ,
Que partout la guerre s'aigrisse ;
Que l'État soit bouleversé,
Ou qu'il prospère, ou qu'il périsse ;
Ah ! le voilà, etc.

Sur ces couplets, qu'un fier censeur
A son gré critique et raisonne
Que leurs traits démasquent l'auteur
Et percent même jusqu'au trône ;
Ah ! le voilà, ah ! le voici !
Celui qui n'en a nul souci.

  • 1Autre titre: Chanson sur l'état de la France - Etat de la France en août 1747
  • 2Mme de Pompadour. (M.) (R)
  • 3encensée (Mazarine Castries)
  • 4« Tandis que le Roi prenait ses plaisirs à Choisy, la Reine n’était jamais mieux à son aise que lorsque, retirée dans ses cabinets, elle était environnée du duc, du cardinal et de la duchesse de Luynes. Comme son mari disait quelquefois à Choisy qu’il n’était plus roi, elle y disait qu’elle n’était plus reine. Elle était gouvernée par les jésuites et avait en horreur les opinions, les partis et les mœurs que les jésuites combattaient. On l’irritait contre Voltaire toutes les fois qu’il publiait une brochure, et on lui faisait entendre qu’elle était écrite ou contre les autorités établies ou contre la religion. » (Mémoires de Richelieu.) (R)
  • 5« Le Dauphin est d’un extrême embonpoint, ennemi du mouvement et de tous exercices, sans passions, même sans goûts ; tout l’étouffe, rien ne l’anime. Si l’esprit étincelle encore de quelques traits, ce doit être un feu mourant, que la graisse et la dévotion achèveront d’éteindre. Pour avoir du mérite, il faut avoir été ce qu’on doit être dans ses âges. Il aura passé ses beaux jours sans plaisirs et sa jeunesse sans amours. » (Mémoires du marquis d’Argenson.) (R)
  • 6Il était retiré chez les moines de Sainte‑Geneviève où il poussait la dévotion à l’extrême. (M.) (R)
  • 7Le duc de Chartres et sa femme, la princesse de Conti, vivaient retirés à Saint‑Cloud dans la mollesse et l’indécence. (M.) — « Le duc de Chartres était un honnête homme, un bon prince libéral, splendide, aimant la chasse et honnête dans ses plaisirs. La duchesse de Chartres, qui avait fait sous sa mère des études d’hypocrisie pour l’épouser, se brouilla bientôt avec lui pour suivre ses mauvais penchants ; alors elle fut sans pudeur, sans religion, décidée dans sa vie libertine, et ne cessa de tenir des propos scandaleux avec tout le monde. » (Mémoires de Richelieu.) (R)
  • 8M. Poisson, seigneur de Vandières, frère de Mme de Pompadour. On l’appelait le marquis d’avant-hier. (M.) (R)
  • 9Pour avoir contraint à se rendre / Villes qui ne résistaient pas (Mazarine Castries)
  • 10Le maréchal de Saxe avait fait des merveilles à la guerre, mais son appétit pour l’argent fit une tache à sa gloire. (M.) (R)
  • 11Le maréchal de Belle‑Isle. (M.) (R)
  • 12Allusion à l’entrée des troupes autrichiennes en Provence au mois de décembre 1746. (M.)
  • 13Les trois couplets suivants ne figurent que dans Mazarine Castries.
  • 14D’Aguesseau, chancelier de France. (M.) (R)
  • 15M. d’Aguesseau de Fresne, conseiller d’État, homme détesté et d’une conscience équivoque. (M.)
  • 16Tous deux secrétaires d’État. (M.) (R)
  • 17D’Argenson, ministre et secrétaire d’État de la guerre. (M.) (R)
  • 18M. Boyer, évêque de Mirepoix, ci‑devant théatin. (M.) (R)
  • 19A propos de l’affaire du centième denier. Le roi voulut être obéi, sans rien écouter, promettant que quand on aurait enregistré, il ferait ce qu’il voudrait pour adoucir cet édit ; le Parlement se soumit sans la plus petite résistance ; usage dangereux à introduire. (M.) (R)
  • 20Le Normand de Tournehem, fermier général, avait été dans les meilleurs termes avec Mme Poisson, à tel point qu’il passait pour le père de ses deux enfants. C’est lui qui avait réglé le mariage de la jeune Antoinette avec son neveu Le Normand d’Étioles. Au début de sa faveur, Mme de Pompadour le fit nommer directeur général des bâtiments. (R)
  • 21Colas‑René Berryer, Maître des requêtes et intendant de Poitou, remplaça comme lieutenant général de police, en mai 1747, M. de Marville, nommé conseiller d’Etat. « La favorite avait voulu avoir en cette place un homme absolument à elle ; celui‑ci lui était tout dévoué, ce qui, dès le principe, l’avait rendu odieux au public. Il était, d’ailleurs, insolent, dur et brutal. » (Vie privée de Louis XV.) Il est vrai que l’on adressait le même reproche à M. de Marville. « Il était trop vif et trop prompt, dit Barbier, ce qu’on regardait quelquefois pour brutalité ; ce qui a été une raison pour le desservir auprès du roi. » (R)
  • 22Louis Brulart, marquis de Puisieux, ministre plénipotentiaire de France aux conférences de Bréda, fut nommé secrétaire d’État des Affaires étrangères, en janvier 1747, à la place du marquis d’Argenson. Aussi le marquis ne l’a‑t‑il pas ménagé dans ses Mémoires : « Il se fait sentir des étrangers, écrit‑il, comme très ignorant et de peu d’esprit. Après leur avoir étalé quelques petites phrases, on a bientôt reconnu combien il est court d’idées et à quel point il est ignorant. C’est un vrai soliveau. Il est déjà méprisé et du mépris on passe à l’abandon. » (R)
  • 23Jean‑Baptiste de Machault d’Arnouville, Maître des requêtes et intendant du Hainaut, avait été nommé contrôleur général des finances en 1745. Au dire du marquis d’Argenson, « il représentait cet ordre amphibie de magistrats qu’on nomme maîtres des requêtes, moitié courtisans, moitié jurisconsultes, petits‑maîtres au Palais, robins à la cour. » (R)
  • 24Sans être exilé publiquement, Voltaire avait dû s’éloigner de la cour, pour avoir adressé à la Dauphine des vers où il faisait son éloge, mais en traçant un assez triste portrait de la royauté. Il alla en Lorraine, auprès de Stanislas, et Mme Du Châtelet le suivit. (R)
  • 25Le congrès d’Aix‑la‑Chapelle qui se réunit au mois d’avril pour régler les différends des puissances engagées dans la guerre de la succession d’Autriche. (R)

Numéro
$1054


Année
1748




Références

Raunié, VII,119-25 -Clairambault, F.Fr.12717, p.1-3 - Maurepas, F.Fr.12650, p.207-09 (ordre différent) - F.Fr.10289 (Barbier), f°53 -  F.Fr 10478, f°116 et 294r-295r - F.Fr.13658, p.285-88 et p.369-72 - F.Fr.15151, p.210-18 - NAF.9184, p.422 - Arsenal 3128, f°349r-349v - BHVP, MS 550, f°65v-67r - BHVP, MS 555, f°71r-72r (incomplet) - Mazarine 3989, p.284-89 et 333-340