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Polichinelle mitré. Conte breton, ou M. de Breteuil, évêque de Rennes

Polichinelle mitré. Conte breton,

ou M. de Breteuil, évêque de Rennes

L’illustrissime père en dieu,

Polichinelle en certain lieu,

(Mais ce lieu pourquoi le taire ?

Mon conte n’est pas un mystère)

À Rennes donc avec éclat

Polichinelle, ce grand prélat,

Vient de signaler en personne

Sa Révérence polissonne.

On sait que de sa qualité

Polichinelle est entêté.

Un peu, beaucoup, ce n’est merveille,

Car d’une sottise pareille

Nombre de prélats d’aujourd’hui

Sont entêtés tout comme lui.

La chose n’est que trop notoire,

Mais revenons à notre histoire.

De Breteuil1 veut du De, Du,

Pour n’être pas confondu

Avec la canaille chrétienne.

Il veut que Du Guersan tienne,

Quoique sans être en dignité,

Le premier rang à son côté

Sur Gordien, son archidiacre.

Gordien sans Du n’est qu’un fiacre ;

Mais Gordien par complaisance,

Ayant souffert la préférence

Veut enfin reprendre son rang.

Je le ferai, dit-il, tout franc

À Du Guerson, qui sans réplique

A l’évêché court et s’explique

Avec Seigneur Polichinelle.

C’était la veille de Noël,

Et Gordien, par son bénéfice

Prétendait être tout l’office

À la droite de Monseigneur.

Polichinelle, homme d’honneur,

Souffrira-t-il donc qu’on l’insulte ?

Sa fierté s’irrite, il consulte,

Il prend conseil de son grand chœur.

À quoi s’en tiendra Sa Grandeur

Sur une affaire si pressante ?

La chose était embarrassante,

Mais heureusement ce jour-là

Il était jeûne et pour cela

On doit rester longtemps à table.

L’expédient est admirable,

Dit le jeûneur, qu’en pensez-vous ?

On dira bien vêpres sans nous.

Mangeons vite, longtemps, personne

Ne contredit quand l’heure sonne.

Un nourrisson du bon pasteur

Va dévotement dire au chœur :

Chantez, Messieurs, Monseigneur dîne

Et se prépare pour mâtines.

Mâtines vient, Polichinelle

S’avance avec pompe à l’autel

Avec Gordien qui prend la droite.

Mais bientôt une ruse adroite

Lui fait voir qu’il est endormi.

Qu’importe dans un ennemi

Si c’est ou valeur ou finesse :

Du Guerson suit avec vitesse.

Polichinelle qui va s’asseoir,

Reprend la droite ; adieu, bonsoir

Au Sieur Gordien. Ce stratagème

Lui cause une surprise extrême.

Il harangue Polichinelle

Sur l’attentat du criminel,

Lui fait voir qu’il a pris sa place.

Du Guerson n’est, quoiqu’il fasse,

Qu’un archidiacre d’emprunt,

En attendant que le défunt

Soit remplacé, que son rang même

Le met au chœur le pénultième,

Que dans tous lieux et dans tous cas

Il doit sur lui avoir le pas,

Que son droit est incontestable.

Le mitré qui croit être à table

Et qui se rit dans ce saint lieu

Et de son peuple, et de son Dieu,

Sous les yeux de qui tout se passe,

Gesticule des mains, grimace.

Hé, dit le prélat sans souci

Je veux que cela soit ainsi.

Gordien plus sage, sans mot dire,

Quitte sa chape et se retire.

Ainsi, dans l’art de vaincre instruit,

Durant toute une belle nuit

Polichinelle, brillant de gloire,

Jouit du fruit de sa victoire.

Le jour paraît, nouveaux combats,

Mais plus sanglants (ne pressons pas

Un récit où tout intéresse).

Gordien laisse passer la messe ;

Le Du Guerson pour cette fois

Sans obstacle usurpe ses droits.

Vêpres renoueront la partie.

Gordien vient dans la sacristie

Soutenir ses prétentions

Pour rentrer dans ses fonctions.

Là, revêtu de chape,

Polichinelle, ainsi qu’un pape

Était assis dans un fauteuil,

La mitre en tête, en vrai Breteuil.

Car dans sa dignité suprême

Breteuil est la majesté même.

Ceux qui ne l’ont vu de leurs jours

En jugeront à ce discours

Où sa gravité se déploie.

Hé bien ! çà, comment va la joie ?

Dit-il au chanoine grondeur.

Fort bien, répond à Sa Grandeur

Gordien qui sait se contrefaire.

Mais encore, que venez-vous faire ?

Reprend l’évêque brusquement.

Gordien lui répond doucement :

Je viens pour faire avec justice

Votre archidiacre à l’office.

Mon archidiacre, maraud ?

Lui dit alors d’un ton plus haut

De Breteuil qui croit qu’on l’outrage,

Toi, maraud, toi, visage… visage,

Toi, maraud ? il n’en sera rien.

Au bruit d’un si bel entretien

Le peuple accourt. La sacristie

De tous côtés est investie,

Et là chacun n’entend bientôt

Que : toi, visage, et toi, maraud.

Gordien croit calmer l’orage

Par une remontrance sage,

Représente au prélat fougueux

Qu’ils sont deux prêtres tous deux.

Oui, dit Breteuil, tout ainsi comme

Moi, je suis prêtre gentilhomme,

Et tu n’es qu’un prêtre bourgeois.

Gordien reprend : Qui que je sois,

D’une race ancienne ou nouvelle,

Ce n’est point là notre querelle.

Laissons là nos conditions,

Il s’agit de mes fonctions,

Et j’aurai l’honneur de les faire.

Alors, transporté de colère,

Breteuil livre un nouvel assaut.

Et toi, visage, et toi, maraud,

Dit-il, et se jette en furie

Sur le pauvre Gordien qui crie.

On le secoue et sur le nez

Perruque et camail sont tournés.

Que faire à tant de violence ?

Ses cris sont toute sa défense :

Ah ! Monseigneur, vous m’insultez.

À ces mots souvent répétés,

Breteuil fait trois pas en arrière,

Et puis, d’une voix meurtrière,

Dans son dépit soutient le ton.

Je t’interdis, dit-il, au nom

De Jésus-Christ et de l’Église,

Je t’interdis de ta sottise.

Le peuple tout confus gémit.

Mais Gordien qui se raffermit

En face alors osa lui dire

Qu’il n’a pas droit de l’interdire

Sans qu’il lui fasse son procès.

Il se rit donc de ses excès

Et pour l’office il se prépare.

Le trésorier vient qui déclare

Qu’au chœur l’évêque est attendu.

Oh ! coup fatal, tout est perdu.

Il faut qu’au chœur Breteuil aille,

Il faut partir, déjà tout bâille

En attendant ; il faut partir,

Mais il ne peut y consentir

Sans parler contre la canaille.

Les Gordiens et la gordinaille,

Marmotte-t-il en son chemin.

Place à Gordien, place à Gordien,

Redit-il d’une voix plus forte,

Vite aux Gordiens ouvre la porte.

L’abbé Gordien est tout, fort bien ;

L’abbé de Breteuil n’est plus rien.

Tandis que dans ce beau langage

Il décharge sa noble rage,

Au chœur déjà tout est entré.

On chante, hélas ! mais plus qu’outré

Du tort que la gordinerie

Fait à sa gentilhommerie,

S’entretient avec De Guerson.

Sans doute il lui tourne le plan

Que lui dicte sa suffisance

Pour procéder à la vengeance.

Son projet se lit dans ses yeux ;

Ce sont des regards furieux

Que sur Gordien sans cesse il lance.

Ah ! quelle extrême violence

S’y fait son petit cœur malin

Pour mener vêpres à bonne fin.

Il soupire pour la sortie,

Et dès que vers la sacristie

Tout le cortège s’est rendu,

Breteuil, encore tout éperdu,

Sans quitter ni mitre ni crosse :

Oh ! quelqu’un ! qu’à mon carrosse

Les chevaux soient promptement mis.

Nous verrons s’il sera permis

De me manquer d’obéissance.

Oui, qu’on m’amène en diligence

Official et promoteur.

On osera venir au chœur ?

À mon interdit canonique,

On osera faire la nique ?

Non, non, qu’à Gordien sur ce fait,

Le procès soit fait et parfait.

Polichinelle ainsi fulmine

Et vers son palais s’achemine.

Cependant Gordien, étonné,

Est à l’instant environné

De ses confrères dont le zèle

S’intéressait à sa querelle.

On veut qu’avec Polichinelle

Il fasse un accord solennel,

Et pour cette nouvelle scène

La troupe à l’évêché l’entraîne.

Mais pour plus grande sûreté

Le trésorier est député

Vers Polichinelle qu’il conjure

De daigner oublier l’injure

Et de calmer ce différend.

Par son propre faible il le prend :

Devant sa grandeur il demeure

À genoux pendant un quart d’heure.

Breteuil, touché, se rend enfin

Et consent à revoir Gordien.

La paix se fait sans procédure,

Et pour terminer l’aventure

Gordien qui n’était point lié

Fut ainsi réconcilié.

  • 1Charles-Louis-Auguste Le Tonnelier de Breteuil, évêque de Rennes de 1723 à 1732.

Numéro
$4507





Références

Clairambault, F.Fr. 12701, p. 287-95 - Maurepas, F.Fr.12632, p.411-20 - Lille BM, MS 62, p. 216-30