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La Ravigote

En bonne compagnie, au milieu d’un repas,
Vous ordonnez, Prince, que je grignote
Quelques vers sur la ravigote1  ;
C’est m’engager dans un dangereux pas
Et ne sais bonnement comment parer la botte.
Si ma muse n’obéit pas,
On la traitera d’idiote.
Qu’elle hasarde aussi le coup ! Autre embarras,
On rira sur ma calotte
Et je serais dans de beaux draps.
J’entends déjà quelqu’un qui gronde, qui chuchote
Et dit à son voisin, tout bas :
Quelle honte ! Comment ! C’est un scandale ! Hélas,
Il a chanté la ravigote !
La ravigote est-elle, après tout, si grand cas !
Pour une sauce verte avec de l’échalote
Et tels ingrédients fins, vifs et délicats
Dont l’acide bénin picote,
Faut-il faire tant de fracas ?
Aldispetto de quiconque en marmotte,
En mainte bonne table on vante ses appâts.
Gens d’honneur en font leur marotte,
Une illustre duchesse en a même pris note,
En veut avoir le Cancuas.
Contre tous les dégoûts, c’est un sûr antidote,
Elle fait manger jusqu’aux plats,
Jusqu’aux tables, bien plus ; et c’est une anecdote
Que je vais vous apprendre et dont ferez grand cas.
Le fait est que, Virgile, auteur de haute note,
Raconte dans ses vers que le sire Œneas,
Ayant de l’Italie atteint les beaux climats
Et débarqué son monde de sa flotte,
Fit repaître d’abord matelots et soldats.
Gens de bon appétit, tout qu’ainsi il le cote.
Après avoir bâfré comme de vrais goujats,
Ils mangèrent enfin, si l’auteur ne radote,
Jusqu’à leurs tables mêmes : ici nos savantas
Commentateurs, nation qui chipote,
Sont à suer d’ahan pour expliquer le cas.
Manger des tables ? Ciel ! Quels corps, quels estomacs !
Mais ce sont des bavards, la chose le dénote.
Ces grands latins ne savaient pas
Que, dans ce célèbre repas,
Sire Énée à ses gens fit une ravigote,
Et que ses compagnons, quoique recrus et las,
N’en eurent pas tâté, que les tables, les plats,
Passèrent comme une compote.
Or, depuis ce moment heureux, dans les combats
De l’Italie ils firent leurs choux gras.
La gent troyenne partout trotte,
Donne grognons à quiconque s’y frotte,
Pille tout le pays et fait de grands dégâts,
Attaque le grand roi Latinus, le pelote.
Sa femme s’en pendit de rage et fit la sotte.
La fille destinée au seigneur Oenéas
Fut de beaucoup plus fine, et ne s’en pendit pas.
Leurs descendants, nation non manchote,
À droite, à gauche, étendant de grands bras
De l’univers entier, de tous les potentats
Ne firent qu’une matelote.
Voilà comment advint, non sans bien du fracas,
Que l’empire romain, le plus grand des États,
Commença par la ravigote.

 

  • 1Il se passa à la table de M. le marquis de Beretti Landi une chose qui retrace en quelque sorte la louable coutume des anciens qui se faisaient lire à table quelques passage instructifs ou divertissants, afin que l’esprit fût régalé aussi bien que le corps. On y lut une petite pièce en vers de la façon du Père du Cerceau, cet esprit si distingué par sa naïve délicatesse et par l’art qu’il possède d’être nouveau, quoique simple dans ses expressions. Voici cette pièce intitulée la Ravigote. C’est une espèce de sauce verte extrêmement appétissante (M.).

Numéro
$3456


Année
1720

Auteur
Du Cerceau



Références

Clairambault, F.Fr. 12697, p.421-24 -Maurepas, F.Fr.12630, p.267-69 - Courrier politique et galant, 29 août 1720


Notes

La Ravigote. A S.A M. le duc d’Albret, par le P. Du Cerceau, fait dans un repas chez M. le duc d’Albret ; le P. Gaillard y était et chuchotait contre l’auteur. Août 1720