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Placet au Régent

Placet au Régent1
Sage Régent, car, malgré l’indigence
Où je me vois réduit sous la Régence,
Je ne saurais te vouloir aucun mal,
Je ne me plains que de mon sort fatal,
Qui ne veut pas qu’en vrai faiseur de livres
Je puisse avoir seulement de quoi vivre.
Dix mille écus que j’eus de mes parents
Sont aujourd’hui réduits à trois cents francs,
A moins encore ; et ce, non par débauche,
Mais pour avoir pris le système à gauche,
Et pour avoir porté de bonne foi
L’argent chez Law, pour obéir au roi,
Lequel voulait que la Banque royale
Fût de nos fonds caissière générale.
Mais les caissiers, commis et directeurs,
Pillards, fripons ou francs agioteurs,
Ont escroqué la belle et bonne espèce,
Et n’ont laissé que du papier en caisse.
Bien est-il vrai, qu’on publie à Paris,
Que La Houssaye et les frères Pâris
Vont pleinement rétablir les affaires,
Surtout après que par les commissaires
Sera visé tout le papier maudit
Qui de la France a chassé le crédit.
Dieu les assiste en pareille entreprise :
Les choses sont dans une étrange crise,
Et si le ciel ne bénit leurs travaux,
Très fort je crains qu’ils n’augmentent nos maux.
Or, parmi ceux qui sont les plus malades,
C’est moi, faiseur de rondeaux et ballades,
Et qui, rimant et sans crainte et sans fard,
N’ai de ressource autre que dans mon art ;
Faible ressource, à moins que le Parnasse
En ta bonté ne trouve quelque place ;
Mais je me tais et ne dirai plus rien,
Sinon que Dieu, seul auteur de tout bien,
De ses faveurs te comble avec largesse,
Et qu’à cette fin ta haute sagesse
En dissipant nos funestes malheurs,
Puisse graver ton nom dans tous les cœurs.
A nos seigneurs les commissaires
Et préposés pour le visa
Des papiers dont Law s’avisa
Au détriment de nos affaires ;
Car depuis les papiers susdits,
Tout est allé de mal en pis.
Moi, Gacon, poète sincère2 ,
Vous remontre de bonne foi
Que j’eus jadis de père et mère
Dix mille écus de bon aloi ;
Que de ces trente mille livres
Que je plaçais chez les marchands,
Je retirais quinze cents francs,
Avec quoi j’achetais des livres,
Après avoir frugalement
Pris nourriture et vêtement.
Mais que depuis quelques années,
A Fargez les ayant prêtés,
Ledit Fargez, mon débiteur,
Me fit savoir avec hauteur
Que la cour, pour raisons secrètes,
Se chargeait de payer ses dettes,
Mais qu’en ma faveur il ferait
Qu’en entier le roi me payerait ;
Pour lui faire tenir parole,
J’employai plusieurs Mécenas,
Desquels il fit fort peu de cas,
Ce qui fit que, changeant de rôle,
J’eus recours à de piquants traits
Qui firent de meilleurs effets3 .
En un mot, à l’acquit des vivres,
De l’ordre et volonté du roi,
Par les mains du sieur de Sauroy,
Je reçus trente mille livres,
Le tout en billets de l’État,
Que, par un indigne attentat,
Et par usure trop soufferte,
Les avides agioteurs
Tenaient aux trois quarts de leur perte,
Pour en fatiguer les porteurs ;
Enfin vint le nouveau système,
Et je fis trop vite un poème
A la gloire de l’inventeur
Qui, pour récompenser l’auteur,
Par grâce et faveur singulière
En payant les souscriptions,
Me fit donner de main première
Pour dix mille écus d’actions,
Que j’ai soigneusement gardées,
Et qui maintes fois canardées
Sont enfin avec leur produit
Aujourd’hui réduites à huit
Et cinq dixièmes, que j’expose ;
Déclarant n’avoir autre chose,
Tant en fonds de terre qu’argent
Ayant été très diligent,
A porter en Banque royale
Celui que j’avais dans ma malle,
Montant à quatre mille francs
De mes épargnes de vingt ans,
Et par cette terreur panique
Que causait arrêt authentique
Qui défendait, de par le roi,
Plus de cinq cents livres chez soi,
A peine de désobéissance
Et de perte de sa finance.
Ce considéré, nos seigneurs,
Il vous plaise, au nom des neuf Sœurs,
Et d’Apollon, roi du Parnasse,
Me donner par faveur et grâce
Tant le vivre que l’entretien
Et ce faisant vous ferez bien.

  • 1Autre titre: Placet au Régent de Gacon, dit Poète sans fard. Décembre 1721(Clairambault)
  • 2François Gacon, poète satirique français (1667‑1725) fit le plus détestable usage des talents dont il était doué. Mêlé à toutes les querelles littéraires de son époque, il dut à son esprit mordant une certaine renommée ; mais la bassesse de ses sentiments le rendit l’objet du mépris public. La satire du Poète sans fard, qui lui valut son surnom, lui attira en même temps un emprisonnement de plusieurs mois (R)
  • 3Gacon fit une satire sur Fargez. (M.) (R)

Numéro
$0423


Année
1720




Références

Raunié, III,241-45 - Clairambault, F.Fr.12698, p.183-85 - Maurepas, F.Fr.12630, p.481-85 - Mazarine, MS 2164, p.78 (2 couplets)