Sans titre
Messieurs1 !
Pour siéger sur les lis appelés sans mérite,
Nous avons espéré qu’une sage conduite
Nous vaudrait tôt ou tard, d’être un peu respectés ;
Par de sages arrêts nous avons débuté.
Cependant notre zèle à devenir utiles
Nous fait passer, en corps, pour de vrais imbéciles.
En vain nous faisons bien, on ne voit que nos torts,
Et le public ingrat se rit de nos efforts.
Nous nous perdons, Messieurs, en rendant la justice.
Dans un siècle où l’on vend le plus mince service,
Qu’ont produit tant d’arrêts légalement rendus ?
Nous restons des intrus, des pauvres parvenus.
Prenons, il en est temps, une route contraire ;
L’on ne peut s’élever qu’à force de mal faire ;
Tout les jours un escroc, s’il est de qualité,
Dépouille le Bourgeois avec impunité2 ;
De ces fripons titrés rendons-nous les complices,
Le gâteau partagé nous tiendra lieu d’épices ;
Avec eux nous ferons nos coups en sûreté
Sous le masque des lois et de l’honnêteté.
Linguet a démontré qu’un soupçon de bassesse
Ne doit en aucun cas tomber sur la noblesse.
Si les faits sont trop clairs, il faut se procurer
Des témoins subornés pour les dénaturer.
Et le sot mis à sec avec plus d’un injure
Ira dans un exil expier sa roture.
En nous enrichissant et prenant de grands airs,
Nous deviendrons enfin le Parlement des Pairs.
Tel est le plan, Messieurs, que vous offre mon zèle ;
Je veux pour le remplir vous servir de modèle ;
J’ai fait un coup d’essai ; commençons aujourd’hui
Des Seigneurs de la Cour à mériter l’appui.
Vous savez la chaleur qu’ils mettent dans l’affaire
Que nous allons juger, bannissons pour leur plaire
Le badaud dépouillé de ses cent mille écus.
Fixons-les chez le Comte3 avec ses fonds perdus
Nous relevons l’éclat d’une maison illustre
Dont le baillif craintif4 avait terni le lustre.
Mais en nous assommant, si le peuple irrité
Allait venger le droit de la propriété !
Rassurez-vous, Messieurs, au défaut des huissiers
Nous aurons pour soutien ces nombreux chevaliers
Qui, montrant leur grand cœur, aux salles d’audience
Ont défendu l’honneur des roués de la France.
- 1A propos des plaisanteries continuelles que l’on se permet sur le Parlement de nouvelle fabrique, j’ai oublié de vous rapporter une pièce de vers très peu connue. C’est un discours que l’on fait adresser par M. Goëzman aux chambres assemblées. On sait qu’il était conseiller de grand’chambre et que, selon M. de Beaumarchais, il s’arrogeait le droit de vendre la justice au plus offrant (Correspondance secrète)
- 2 Tout ceci tombe sur M. de Morangiès, dont M. Linguet était l’avocat et qui gagna sa cause.
- 3M. le comte de la Blache.
- 4 Le procès avait été perdu en première instance au bailliage, et Goëzman qui avait été bien payé, l’avait fait gagner au Parlement.
Correspondance secrète, t.I, p.44-46