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Épître à Miromesnil

Épître à Miromesnil1
Sage Miroménil2 , que le pouvoir suprême
Voulut combler d’honneur pour s’honorer lui-même,
Ah ! que ton sort est doux, puisqu’il est mérité !
Tout l’État applaudit à ta prospérité.
Dans son ambition, en vain nourri de brigues,
Un lâche s’agrandit par de viles intrigues ;
Cette secrète voix qui tonne au fond du cœur,
L’accable sous sa honte et flétrit sa grandeur.
Ton bonheur est plus pur ; dans ta noble carrière
Ton œil peut sans effroi retourner en arrière :
Au sentier de l’honneur tous tes pas imprimés
Nous rappellent partout des abus réprimés,
L’orphelin défendu, la veuve protégée,
Et du vice puissant l’innocence vengée ;
Reçois donc de ma main cet encens qui t’est dû.
Quel autre a plus de droit d’admirer ta vertu ?
Jadis, le compagnon, le témoin de ton zèle,
Je te voyais de près, lorsque ta main fidèle
Soutenait la balance et le glaive des lois,
Ou lorsque déployant ta séduisante voix,
Maître en l’art de parler, par ta flatteuse adresse,
Aux esprit égarés tu rendais la sagesse.
Je crois te voir encore, par des discours vainqueurs,
Enchanter notre oreille et subjuguer nos cœurs.
Ce temps dura trop peu. Bientôt d’affreux orages
Ont sur un ciel serein déployé leurs nuages.
Mais que dis-je ? Ces jours sont ceux de ta grandeur.
Oui, sans doute, à ta gloire il manquait le malheur.
Par le choc des revers un cœur noble s’enflamme.
Cet homme et faible et vain, sans ressort et sans âme,
Peut-être eût été grand, sensible et généreux,
Mais il eut le malheur d’être toujours heureux !
D’autres pourront te peindre avec plus d’éloquence,
Présidant un Sénat regretté par la France,
Lui soufflant ton génie et de ce vaste corps
Vers le bonheur public, dirigeant les ressorts ;
Mais moi, je te peindrai, grand, même en ta retraite,
Tranquille, heureux, goûtant dans une paix parfaite
Les délices des arts, les douceurs du repos,
Et loin des dignités, du bruit et des complots,
Habitant fortuné du château de tes pères,
Errant un livre en main dans tes bois solitaires.
Mais l’État te réclame, et du sein de ces bois
On t’appelle aujourd’hui près du trône des lois.
Notre destin par toi voulut enfin s’absoudre :
Aux grandeurs condamné, daigne donc t’y résoudre ;
Immole ton repos à nos pressants besoins.
La France t’attendait : que tes généreux soins
Lui rendent et sa force et sa splendeur auguste.
Ce corps majestueux, si sain et si robuste,
Put languir, accablé par des coups rigoureux ;
Tu parais, il s’élève, et bientôt vigoureux,
Que ne devra-t-il pas au médecin habile
Qui tend une main prompte à sa grandeur débile ?
Je ne te promets point la faveur de ton Roi,
De l’or, des dignités. Que seraient-ils pour toi ?
Nos cœurs, voilà ton prix. Malheureux un ministre
S’il s’annonce à l’État comme un astre sinistre,
Qu’il verse, comme toi, ses rayons bienfaisants ;
D’infâmes ennemis, d’avides courtisans
Pourront tromper son maître et monter à sa place,
Mais les regrets publics vengeraient sa disgrâce.
On emporte en quittant, dans son cœur satisfait,
Nos vœux, sa propre estime et le bien qu’on a fait.

Enfin arrive un jour qu’appelé par son maître,
Après sa longue éclipse on le voit reparaître ;
Alors servant l’État sans lui rien demander,
Lui désignant les chefs sans vouloir commander,
Il appelle aux honneurs la vertu, la prudence,
Et voit son Roi s’armer de son expérience ;
Tout bénit son retour. Tel un fleuve fécond,
Quelquefois englouti dans un gouffre profond,
Se perd, et pour un temps disparaît sous la terre ;
Mais bientôt, s’échappant du cachot qui l’enserre,
Il se montre, et grossi par de nouvelles eaux,
Il porte aux champs des sucs et des bienfaits nouveaux :
D’un ministre chéri telle est l’heureuse image.

Tel n’est point ton destin, toi, l’horreur de ton âge3  !
Qui comme un songe vain regardes la vertu,
Ministre corrupteur autant que corrompu !
Des valets, des flatteurs, d’odieuses richesses,
De l’impure Phryné les vénales caresses,
Voilà donc pour quels biens, foulant aux pieds l’honneur,
Sans pudeur sur le front, sans pitié dans le cœur,
Tu ris des vains soupirs des peuples qui gémissent ;
Tu marches aux clameurs des voix qui te maudissent.
(Le remords s’assoupit dans la prospérité !)

Mais attends qu’un revers loin des cours t’ait jeté ;
Aux remords, à la rage, à l’infamie en proie,
Fuyant sous les éclats de la publique joie,
Dans un asile honteux tu chercheras la paix ;
L’or ne la donne point. Courbé sous tes forfaits,
De vertueux vassaux enviant les misères
Tu seras en horreur à leurs yeux ; et les pères,
En te montrant de loin, diront à leurs enfants :
Le voilà, ce cruel, qui dévorait nos champs !

  • 1Autre titre : Épître à M. le Garde des Sceaux, par un Conseilleur du parlement de Rouen. (Mémoires secrets) -  « Un conseiller au Parlement de Rouen, ancien confrère de M. de Miromesnil, a excité sa verve en une aussi belle occasion et lui a adressé une Épitre en vers, où à travers beaucoup d’incorrections dues, sans doute, à l’infidélité des copistes, on trouve de très beaux vers, des images fort poétiques et deux portraits de M. le comte de Maurepas et de M. le Chancelier qui contrastent à merveille par leur vérité. » (Mémoires secrets)
  • 227 mars 1775e. On va consigner ici l’Épître du Conseiller au parlement de Rouen, telle qu’elle est manuscrite. (Mémoires secrets)
  • 3Le chancelier Maupeou. (R)

Numéro
$1378


Année
1774 / 1775 (Mémoires secrets)




Références

Raunié, IX,28-31 - F.Fr.13652, p.285-89 -Mémoires secrets, V, 760-62 - Hardy, III, 708