Boutades d’un citoyen de Paris
Boutades d’un citoyen de Paris1
Destructeur de la paix publique2
,
Brigand ! quel instinct diabolique
Au sein de Paris t’attira ?
Ennemi du rythme gothique,
De la phrase périodique
Qu’un grand poète célébra,
Rends-nous notre chant pacifique,
Notre fredon soporifique
Et tous nos flon flon la ri ra…
Quoi donc ! le pouvoir tyrannique
De ton déchirant opéra
Renverse en un jour tout cela ?
Quoi ! d’un théâtre léthargique
La terrible scène tragique
S’empare : on y sanglotera ?
Plus de batelage italique !
Le trône, le sceptre lyrique
Aux mains d’un tyran restera !
Entends mon vœu patriotique :
Dès que le sommeil t’atteindra,
Puisse quelque furie étique,
D’un ton traînant et syllabique,
Te crier : Qu’il meure ! il mourra,
Il a tué notre musique !
Puis, quand l’effroi t’éveillera,
Que du lit il te chassera,
Puisse la chute d’un portique
Écraser ta tête rustique
Et le démon qui l’inspira !
Eh ! périsse ton style antique,
Et ta sublime poétique
Et ton orchestre despotique,
Et ton génie, et cetera !
- 1 - Ce persiflage, dirigé contre les partisans de Piccini, Marmontel, La Harpe et autres, fut inspiré par le succès persistant et mérité de l’opéra d’Iphigénie en Tauride, que Gluck venait de faire représenter. « Il y a longtemps, lisons-nous dans la Correspondance de Grimm (au mois de mai), qu’on nous annonçait cet opéra comme le chef-d’œuvre de la musique dramatique. C’est le mardi 18 qu’on nous en a donné la première représentation ; et, en effet, quelque éclatant qu’ait été le succès des ouvrages de M. Gluck en France, il n’y en a aucun qui ait fait une impression si forte et si générale… S’il faut en croire les gluckistes, tous les trésors de l’harmonie et de la mélodie, tous les secrets de la musique dramatique ont été épuisés dans cet ouvrage ; c’est de la vraie mélopée antique, enrichie de tous les progrès que l’art a pu faire de nos jours… Nous devons avouer que ce nouvel opéra, quelle que soit la cause de l’illusion, a paru d’un effet extraordinaire. L’action du poème est simple et pathétique, la marche en est vive et rapide, et l’ensemble du spectacle d’un intérêt soutenu. Cette musique ne charme point l’oreille, mais elle ne ralentit presque jamais l’effet de la scène. » - Métra, plus enthousiaste, ne met pas de bornes à son admiration pour Gluck. « D’après cette nouvelle production de l’homme étonnant avant lequel nous n’avions pas d’idée des effets dont la musique est susceptible, écrit-il, il est difficile de ne pas regarder le chevalier comme le plus grand peintre et le plus grand musicien qui ait existé ; j’oserais presque le mettre au rang des plus grands philosophes, il faut une profonde connaissance du cœur humain pour savoir ainsi exprimer les passions qui l’agitent et en transmettre aussi vivement l’impression dans l’âme des spectateurs. » (R)
- 2Le nouvel opéra d’Iphigénie en Tauride fait triompher plus que jamais les partisans du chevalier Gluck. L’un d’eux persifle cruellement ses adversaires, le chevalier de Chatellux, Marmontel, La Harpe et les autres, dans le dithyrambe suivant ; il est intitulé : Boutade d’un citoyen de Paris en perruque nouée, sortant de voir la nouvelle Iphigénie, etc. (Mémoires secrets, 21 juin 1779a.
Raunié, IX,214-16 - Mémoires secrets, XIV, 90-91