Seconde requête de la Pâris, maquerelle, à M. le lieutenant de police, au sujet de sa détention
Seconde requête de la Pâris, maquerelle, à M. le lieutenant de police, au sujet de sa détention1
Pour la seconde fois, Marville, ta captive
Aux pieds de ta grandeur porte sa voix plaintive.
Quitte pour un moment le fatigant emploi
De choisir dans Paris des hommes pour ton Roi.
Pour un affront reçu j’implore ta justice.
Tout parle en ma faveur de ta bonté propice.
J’attends moins en ce jour que de ton équité.
Je vais conter le fait avec sincérité.
Dans ce jardin charmant, vrai jardin de Cythère2
,
Lieux qu’habitaient jadis le plaisir, le mystère
Quand un bois plus épais favorisant l’amour
Ne laissait distinguer ni la nuit, ni le jour,
Là j’offrais un essaim de putains, jeunes filles
Dont les regards lascifs attiraient les bons drilles,
Gens d’affaires et quelques officiers
Qui préfèrent encore les myrtes aux lauriers.
C’est ainsi que l’on voit deux jours de la semaine
Dans un marché fameux, aux rives de la Seine,
Aux yeux des connaisseurs les marchands présenter
Des chevaux manégés et tout prêts à monter.
C’était l’heure à peu près où, sortant de l’église,
Chacun vient en public montrer sa paillardise,
Où l’on voit arriver d’un pas vif et léger
Et les gens du bel air et les peuple étranger.
J’attendais le chaland avec impatience,
Souvent pour mon dîner trop fragile espérance.
Déjà l’instant fatal approchait et déjà
Putains du Magasin, putains de l’Opéra,
Plus heureuses que moi, leur partie étant faite,
Riaient ouvertement de ma peine secrète.
Non contentes encor de se voir triompher,
Les garces qu’elles sont vinrent encore m’apostropher.
Leur discours outrageant et leur haine fatale
Tombèrent sans pitié sur moi, sur leur rivale.
Ô régiment chéri, que je t’ai regretté !
Ô comble de disgrâce et de calamité3
,
Je me vis insultée, et par qui ? par des filles,
Qui porteraient leurs antiques guenilles,
Qui peut-être sans moi seraient mortes de faim
Si je n’eusse eu pitié de leur triste destin.
Semblables à ce serpent dont nous parle la fable
Toute putain quittant son état misérable,
Loin d’avoir dans le monde le cœur reconnaissant,
Contre son bienfaiteur toujours garde une dent.
Je n’en ai que trop fait la triste expérience.
Boudot avec sa sœur, qui dans leur indigence4
Vinrent cent fois chez moi gagner leur quart d’écu
Et livrer aux f…, et leurs c… et leurs culs ;
Carton, jeune autrefois et maintenant douairière5
,
Et que de f… alors faisait sa seule affaire ;
Thery, dont l’embonpoint, les grâces, les appas
Font que de l’Opéra on ne la chasse pas ;
Duval que ses talents ne rendaient point si fière
Et qui tâtait déjà du métier de sa mère ;
Ces ingrates se devaient de m’oublier jamais,
Toujours se souvenir que jadis mes bienfaits
Dans des temps moins heureux les tirèrent de peine,
Et pour s’en acquitter je n’en ai que la haine.
Bel exemple pour vous, et Florence, et Lacroix6
,
Placez mieux vos bienfaits et faites un meilleur choix.
Encore si dans mes maux la fortune ennemie
Ne n’eût pas réservé à si grande infamie ;
Rien n’y devait manquer : l’impudente Clairon
Me fit pour le dernier le plus sensible affront.
Sûre qu’un magistrat qui pouvait me défendre
Par caprice ou raison refusait de m’entendre.
Je respirais, hélas ! je prenais le dessus,
Même plusieurs paillards m’offraient quelques écus,
Quand la garce arriva l’œil enflammé de rage
De se voir arracher le prix d’un culottage.
Minot7
l’accompagnait, Minot cette souillon,
Rivale de Petit8
, digne de Fretillon,
Que l’on a vu jadis à l’Opéra-Comique
Servir à tout venant de paillasse publique.
Arrête, dit Clairon, et respecte mon droit.
Ne prétends plus ici faire le moindre emploi.
Connais-tu Fretillon, putain et maquerelle ?
Je veux que désormais, à moi seule fidèle,
La jeunesse chez moi prenne tous ses plaisirs,
Que sans cesse, irritant et comblant ses désirs,
Le peuple de Paris à chaque instant relève
Et remplace le corps que la guerre m’enlève.
Je veux que ma maison soit bureau de Cypris.
Je veux que l’on y foute à toute heure, à tout prix.
Je veux, ainsi que toi, meubler plusieurs campagnes
Pour y mener souvent mes plus chères compagnes.
Petit9
, Rabou,10
, Evry11
et Cinturay leur mère12
,
Dévouées comme moi aux plaisir de Cythère.
À ces mots foudroyants, ma force m’abandonne,
Je ne vois, n’entends plus, je pâlis, je frissonne,
C’en était fait de moi, si le dieu que je sers
D’un plus doux sifflement n’eût agité les airs.
Je pris avec mes sens une force nouvelle,
Je sentis pour mon art, plus d’ardeur, plus de zèle.
Que fus-je devenue ? Adieu si tout le corps
M’eut assaillie comme elle. Ah, que fais-tu pour lors
Impudique Petit, mère dénaturée,
Criminelle marâtre autant que fut Médée,
Toi qui n’as pas frémis, fille et monstre infernal
D’envoyer, nouveau-né, ton fils à l’hôpital.
Que feras-tu, dis-moi, du second qui va naître,
Il n’en faut pas douter : l’hôpital ou Bicêtre
Renfermeront bientôt la femme et les enfants.
Là, pour te consoler dans tes gémissements
Tu verras à loisir ces hommes à tous usages,
Ce laquais revêtu, ce mercure à tes gages.
L’exécrable qu’il est, l’infâme, il te dicta
Le conseil d’éloigner le fruit que tu portas.
Eusses-tu fait sans lui cette action si noire ?
Non, d’un pareil forfait il n’est point de mémoire ;
La plus grande putain que j’ai dans mon bordel
N’ayant, ainsi que toi, de revenu réel
Que son c…, que son cul, ne t’eût point imitée ;
Je vous prends à témoin, vous, paillarde Coupée13
,
Si votre amant volage eût méprisé vos feux,
Si pour autre raison il eût rompu ses nœuds,
Eût-il été pareil le fruit de ta tendresse ?
Certes, vous n’avez point une âme si traîtresse.
Seconde Saint-Germain, vous qu’amour autrefois
Pour un jeune étranger sut ranger sous ses lois,
Vous qui sacrifiez à l’intérêt sordide,
Et qui preniez alors les sentiments pour guide,
Abandonneriez-vous à son mauvais destin
Un fils qui naît de vous et d’un père incertain ?
La nature fît-elle un cœur aussi barbare ?
Ah, si l’on en trouve un, le couple en est bien rare.
Mais pourquoi m’arrêter à de si noirs forfaits ?
Le remords en punit sitôt qu’on les a faits.
Ne songeons plus qu’à venger ma querelle.
Faisons punir Clairon et toute sa séquelle,
Puisse-t-elle manquer de greluchons, d’amants,
Et des dons de Vénus sentir les plus cuisants.
Et toi, Marville, mon unique ressource,
Prends pitié de mes maux, daigne en tarir la source,
Quand on est comme moi nécessaire à l’État,
On doit être étayé des lois, du magistrat.
Fais donc pour mon repos à ces filles lubriques
Interdire à jamais jardins, maisons publiques
Qu’elles n’osent paraître aux lieux où je serai.
Soumises à tes lois, ou de force ou de gré,
Qu’elles tremblent enfin sous toi, sous ton empire.
Fais-les me respecter, fais que l’on puisse dire
Marville est de Pâris le soutien et l’appui ;
Ceux qui l’insulteront auront affaire à lui.
Ainsi puisse le Ciel à mes désirs propice
Pour un poste plus haut t’ôter de la police.
Puis-je te voir bientôt intendant de Paris,
Ne songer qu’aux amours, aux plaisirs et aux ris,
Comme un autre Cely vivre dans la mollesse
Et courir jour et nuit de maîtresse en maîtresse.
Si pour t’en procurer mon art est suffisant,
Tu dois tout espérer d’un cœur reconnaissant.
- 1au sujet de son aventure arrivée au Palais-Royal (F.Fr.10478)
- 2Le Palais-Royal (M.)
- 3les Gardes françaises (M.)
- 4Boudot et sa sœur sont filles du portier des Quinze-Vingt. (M.)
- 5Carton est encore dans les chœurs. (M.)
- 6Honnêtes femmes de mon métier. (M.)
- 7Actrice de l’Opéra (M.)
- 8La Petit a été prise sous le théâtre avec M. de Fronsac, et la Minot avec M. le comte d’Egmont. (M.)
- 9La même (M.)
- 10Danseuse (M.)
- 11Voyez son histoire dans les règlements de l’Opéra. (M.)
- 12Ici nommée mère, à cause de son âge et des bontés qu’elle a pour ses compagnes. (M.)
- 13Fille de l’Opéra (M.)
Clairambault, F.Fr.12710, p.339-45 - F.Fr.10478, f°92-95 - Arsenal 3028, f°337v-339v