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Ode de M. de La Grange, auteur des Philippiques à M. Rousseau

Rare génie, excellent maître1

D’un art où tu n’as plus d’égal,

Toi dont la muse a fait renaître

Marot, Pindare et Martial,

Cher Rousseau, c’est toi que j’implore

Contre un rimeur qui déshonore

Les plus respectables écrits.

Considère en lisant ses crimes

Moins la faiblesse de mes rimes

Que la justesse de mes cris.

 

Depuis qu’un destin implacable

Dans un exil des plus cuisants,

D’une obscurité qui m’accable

Enveloppe mes plus beaux ans,

Je trouvais du plaisir à croire

Que le successeur de la gloire

De Racine et de Despréaux

Vengerait l’indigne esclavage

Du Parnasse en proie au ravage

De ses plus terribles fléaux.

 

Quel démon, quel ressort magique,

Me demandai-je quelquefois,

A pu de sa muse énergique

Tout-à-coup étouffer la voix ?

Est-ce ainsi qu’il tient la promesse

Que jadis au bord du Permesse

Nous firent ses heureux bravaux [sic]

Que fait-il, où sont ces merveilles

Dont nous espérions que ses veilles

Accableraient ses rivaux ?

 

Ah, si de vos demeures sombres

Mes plaintes ont percé l’horreur,

Couple immortel, divines ombres2 ,

Pardonnez à sa triste erreur.

Il a pensé que vos ouvrages,

Vainqueurs des frivoles outrages

Des zoïles de votre temps,

Devaient dans la nuit éternelle

Plonger la race criminelle

De ces sacrilèges titans.

 

Oh Ciel ! quel charme insurmontable

Soudain m’entraîne loin de moi ?

Quel changement épouvantable !

Est-ce le Pinde que je vois ?

Dissipez-vous, affreux prestiges.

Je ne trouve ici nul vestige

De cette lyrique grandeur

Dont l’éclat, dont la pompe auguste

Aux jours de Louis et d’Auguste

Ajoutent tant de splendeur.

 

Quel est cet auteur fanatique

Qui sur les plus sacrés auteurs

Exerce un pouvoir despotique

Qu’autorisent de vils flatteurs ?

Devant lui marchent en tumulte

Le bruit, l’entêtement, l’insulte,

La haine, la dissension,

L’orgueil, l’envie et l’impudence,

Monstres régis par l’ignorance

Que couronne l’opinion.

 

Grands dieux, qu’entends-je, quelle audace

Accompagne tous ses discours ?

Sa bouche ose outrager l’Horac3

Et l’Euripide de nos jour4

Et pour leurs œuvres excellentes,

De goût et d’art étincelantes,

Il montre un superbe dégoût ;

Lui, dont les pesants hémistiches

Sous mil épithètes postiches

Ont étouffé l’art et le goût.

 

Quel dieu sur cette tête impie

Vengera les droits d’Apollon ?

Arrête, implacable harpie,

Et fuis loin du sacré vallon,

N’infecte plus de ton haleine

Ces fleurs, ces fruits de l’hypocrène,

Remplis pour nous de tant d’appas,

Semblable à ces oiseaux immondes

Qui d’Enée errant sur les ondes

Empoisonnèrent les repas.

 

Oh toi, l’heureux dépositaire

De ces foudres si redoutées

Par qui Boileau fit dans la terre

Rentrer tant d’auteurs détestés,

Si toujours ses leçons sublimes

D’un chemin entouré d’abîmes

Ont fait éviter le danger,

Montre à quiconque leur ressemble

Que seul tu pouvais, tout ensemble,

Et l’égaler et le venger.

 

Rousseau, tu le connais cet homme5 e

Dont le déplorable courroux

Aux muses d’Athènes et de Rome

En vain a porté tant de coups ;

Dont la veine faible et stérile

De celle du chantre d’Achille

Croyait surpasser les destins,

Et qui n’a, quoi qu’il ait pu faire,

Rien de commun avec Homère

Que des yeux tout prêts d’être éteints.

 

C’est ce moderne Salmonée

Que je dénonce à ta fureur ;

De sa cabale forcenée

Ne crains point l’impuissante aigreur ;

Il te suffit de le combattre.

Seul, en tombant il peut abattre

La digue dont il est l’appui ;

Tel qu’un de ces chênes robustes

Voisin de cent faibles arbustes

Que sa chute entraîne avec lui.

 

Fidèle à l’honneur de la France,

Rousseau, daigne la relever ;

Oublie une fatale offense

Que ton malheur a dû laver ;

Imite ce Romain insigne

Qui, d’un bannissement indigne,

Moins que ses juges confondu,

Revint secourir sa patrie,

Et par une noble furie

Sauva ceux qui l’avaient perdu.

  • 1Ode de M. de La Grange, auteur des Philippiques à M. Rousseau en 1725.
  • 2 Racine et Boileau.
  • 3Boileau.
  • 4Racine.
  • 5 La Motte Houdar.

Numéro
$7920


Année
1725

Auteur
La Grange Chancel



Références

F.Fr.9352, f°24v-27r