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Noël pour l’année 1716

Noël pour l’année 1716
Français, faites silence
Et calmez vos douleurs,
Une sainte naissance
Suspendra vos malheurs.
Le fils du Roi des rois en ces lieux vient de naître ;
Au lieu des pleurs que vous versez,
Chantez et vous réjouissez
Pour mieux le reconnaître.

Conseil de conscience,
On connaît ta ferveur
Par ton impatience
A voir ce doux Sauveur.
Tu ne le quittes pas, dis-tu, c’est là ta gloire,
Mais les enfants de Loyola
Disent autrement que cela ;
Qui de vous faut-il croire ?

Le Régent et sa fille
N’ont point daigné venir
Voir la sainte Famille,
Voulant seuls s’abstenir.
Mais allez, a-t-il dit aux princesses cadettes,
Allezy faire votre cour,
Pour moi je vais au Luxembourg
Pour affaires secrètes.

La Régente est venue
Assez modestement1 ;
Sa prière ingénue
Plut fort au Dieu naissant.
Pour la mieux exaucer,
Jésus lui fit promesse
Qu’à la majorité du roi
Le Régent aura plus de foi
Qu’il n’eut dans sa jeunesse.

Ses filles, les princesses,
Y vinrent à leur tour ;
Jésus pour leurs caresses
Leur marqua quelque amour.
Que je crains, dit Marie, en les trouvant si belles,
Pour vous le sort de votre sœur !
Ha ! pour en éviter l’horreur, Fuyez toutes à Chelles2 .

Le Conseil de finance
Vint, comme en triomphant,
Faire sa révérence
A ce divin enfant.
Sortez, leur dit Joseph, grand conseil des bévues,
Vous forcez les gens de métier,
Comme moi pauvre charpentier ;
A loger dans les rues.

Je sais bien qu’on m’impute,
Dit Noailles l’altier,
L’affreuse culbute
De chaque art et métier,
Devais-je être sorcier ? — Oui, dit Joseph, faux frère,
Qu’il te souvienne qu’un Boyer
Sous Richelieu fut maltôtier3  ;
Et qu’il fit ta grand-mère.

Le Conseil de commerce4
Vint prosterné tout bas :
Tout est à la renverse,
Seigneur, dit-il, hélas !
Dites-nous le moyen de rétablir en France
Le commerce trop ruiné ;
En vain sans vous,
Dieu nouveau-né,
Notre sagesse y pense.

A quoi bon vous l’apprendre ?
Lui dit l’Enfant Jésus :
Je sais qu’on pourrait rendre
Mes conseils superflus ;
Je dirai seulement que c’est une manie
Pour un apprenti potentat
Propre à renverser un État,
D’en changer l’harmonie5 .

Du dedans de la France
Le Conseil vint enfin
Prier avec instance
Cet Incarné divin
De daigner lui donner un ordre salutaire,
Avec un ample règlement,
Pour se conduire sagement
Dans son haut ministère6 ..

Joseph dit : La prudence
Interdit nos avis
Quand on a connaissance
Qu’ils ne seront suivis ;
Je vous dirai pourtant que l’ignorance éclate
D’un maladroit savetier
Quand, pour prendre un autre métier,
Il quitte sa savate7 .

Sur le bruit que la crèche
Couvre de grands trésors,
Lamoignon y dépêche
Toute la Chambre en corps8  ;
Fuyez ! leur dit Joseph, vils instruments de rage !
Le seul trésor digne d’amour
C’est Jésus à qui chaque jour
Vous faites quelque outrage.

Les femmes désolées
Par ces cruels vautours,
Vinrent échevelées
Et presque sans atours :
Seigneur, ont-elles dit, pardonnez l’indécence,
Mais nos persécuteurs jaloux
Nous ont retranché malgré nous
Toute magnificence.

La Chambre de justice
Au petit Dieu nouveau
De taxes et de supplices
Apporte un bordereau9 ;
Qu’on me casse au plus tôt ce tribunal avare !
S’écria le poupon,
Car le peuple il rendra
Plus gueux que le Lazare.

Le conseil de marine,
Dans le même moment,
A la crèche divine
Vint faire compliment.
Hé quoi ! lui dit Joseph, nul présent pour hommage ?
Papa, lui dit le président10 ,
Peut-on bien vous faire un présent
Quand tout a fait naufrage ?

Comme dans l’abondance
Les présents marchent bien,
Pour la remettre en France
Donnez-nous un moyen.
Le Régent, dit Joseph, en sait un qu’il faut suivre,
Faites fuir la moitié des Français
Afin que le reste aux abois
Ait ce qu’il faut pour vivre.

Le conseil de la guerre
A son tour vint aussi,
Voir Dieu naissant sur terre ;
Dieu lui dit ces mots-ci :
Je suis le Dieu de paix, laissez rouiller vos armes,
Car la France, grâce au Régent,
Faute d’hommes, faute d’argent,
Périra dans les larmes. —

Quant aux hommes, en France,
Si la paix va finir,
Dit Villars, ma vaillance
Les fera revenir11  ;
Laisse, lui dit Joseph, ta trop grande chimère.
Un forçat échappé des fers
Peut-il quitter des biens offerts
Pour revoir sa galère ?

D’affaires étrangères
Le conseil circonspect,
Sous les saintes chaumières
Vint marquer son respect.
Hors ! fuis, lui dit Joseph, je hais ta politique !
Les traités n’ont d’attention
Qu’à soutenir l’ambition
D’un Régent chimérique12 .

  • 1La duchesse d’Orléans, qui avait hérité du caractère altier de sa mère, Mme de Montespan, était cependant d’une timidité extrême. « Le roi, dit Saint‑Simon, l’eût fait trouver mal d’un seul regard un peu sévère, et Mme de Maintenon peut‑être aussi, du moins tremblait‑elle devant lui, et sur les choses les plus communes, et en public, elle ne lui répondait jamais qu’en balbutiant et la frayeur sur le visage. » (R)
  • 2Louise‑Adélaide d’Orléans, nommée mademoiselle de Chartres, s’était retirée, en septembre 1716, à l’abbaye de Chelles. Elle y prit l’habit de religieuse le 31 mars 1717. (R
  • 3Le grand père du duc de Noailles avait épousé Louise Boyer, fille d’Antoine Boyer, seigneur de Sainte-Geneviève des Bois, et dame d’atours de la reine Anne d’Autriche. (R)
  • 4Le Conseil de commerce, oublié dans le principe par le Régent, fut établi en décembre 1715. (R)
  • 5Allusion au Régent, qui avait changé le système administratif du dernier règne, en substituant des conseils aux secrétaires d’État. (R)
  • 6Les membres du Conseil des affaires du dedans avaient été pris un peu partout, on y trouvait à côté du duc d’Antin, ce modèle des courtisans, un premier écuyer, Beringhen, un diplomate, le marquis de Brancas, et plusieurs maîtres des requêtes et conseillers de la grand-chambre. (R)
  • 7Nuclet, dit le savetier de la Constitution
  • 8 Lamoignon était président de la Chambre de justice. (R)
  • 9La Chambre de justice établit huit rôles de taxes dont le total s’élevait à 31.760.856 livres. (R)
  • 10 Maréchal d’Estrées. (M) (R)
  • 11C’est bien là le langage de Villars, qui ne se piquait point de modestie. Saint‑Simon a dit de lui qu’il avait « une effronterie qui soutenait tout et ne s’arrêtait pour rien, avec une fanfaronnerie poussée aux derniers excès et qui ne le quittait jamais ; assez d’esprit pour imposer aux sots par sa propre confiance, de la facilité à parler, mais avec une abondance et une continuité d’autant plus rebutante, que c’était toujours avec l’art de revenir à soi, de se vanter, de se louer, d’avoir tout prévu tout conseillé, tout fait, sans jamais, tant qu’il pût, en laisser part à personne ». (R)
  • 12Du côté de l’Espagne, un danger personnel menaçait le Régent ; Philippe V l’accusait d’intentions criminelles contre le jeune roi, et revendiquait pour lui la régence, se proposant, en cas d’accident, de réclamer la couronne de France, au mépris de ses renonciations antérieures. Pour conjurer le péril, Philippe d’Orléans s’allia avec l’Angleterre contre l’Espagne et le traité de la triple alliance (4 janvier 1717) fut l’inauguration d’une politique nouvelle, en opposition directe avec celle du feu roi. (R)

Numéro
$0154


Année
1716




Références

Raunié, II, 117-24  - Clairambault, F.Fr. 12696, p.173-179 -Maurepas, F.r.12628, p.425-31 (dans un ordre différent) -  BHVP, MS 557 - Lyon BM,MS1673, f°103v-104v