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Épître à Madame de Pompadour

Épître à Madame de Pompadour
Voulez-vous, belle marquise,
Qu’avec ma rustique franchise
Je vous fasse mon compliment
Sur votre bon gouvernement ?
Mais à ce ton véridique
N’allez pas me croire caustique ;
Je ne suis qu’un franc campagnard,
De la critique ignorant l’art.
J’admire avec toute la France
Votre aptitude et votre aisance
A démêler les grands talents
Pour tous les emplois importants :
Fussent-ils à titre de grâce,
Tous les sujets sont à leur place.
Pauvres esprits des temps passés,
Vous étiez donc embarrassés
Pour des guerriers et des ministres ?
Allez ! vous n’étiez que des cuistres.
Pompadour, en moins de dix ans,
Vous en fera voir plus de cent,
Soit de l’une ou de l’autre espèce,
Qui tous, guidés par sa sagesse,
Forment tous les jours des projets,
Si bien combinés, si parfaits,
Que tout tourne à notre avantage.
Mais notre Roi, bon homme et sage,
Qui s’est expliqué nettement
Ne tendre à l’agrandissement,
Pour les arrêter dans leur course
Sait à propos dénouer sa bourse
En calmant leur ambition
Par une forte pension1 ;
Ils s’en vont sans dire grâce.
Bientôt par d’autres on remplace
Ces timons du gouvernement,
Sans savoir pourquoi ni comment ;
Celui qui conduit la marine2
Jurerait que la Caroline
De l’Europe est un continent.
Tous sont de même, et cependant
Il vient sans cesse à mon oreille
Que tout va chez nous à merveille :
Tant il est vrai que gens d’esprit
Savent tout sans l’avoir appris.
J’en ai bien un peu moi, madame,
Si je pouvais toucher votre âme,
Et que là, de bonne foi,
Vous voulussiez parler pour moi ;
Tenez, voici mes connaissances :
J’aime à la rage les finances,
Et je pourrais comme Bertin3
Amener l’eau à mon moulin
Si dans l’emploi du ministère
Vous me destiniez à la guerre,
Je crois que, sans trop me targuer,
Je pourrais bien m’y distinguer ;
Je ferais valoir là ma lance.
Pour assouvir dans l’opulence
Les goûts les plus voluptueux
D’Argenson ne faisait pas mieux.
Au reste, j’ai de la vaillance
Autant que militaire en France.
Je puis donc faire un général :
Je sais par cœur tout Annibal.
J’ai combattu deux ans cornette
Et j’ai vaincu mainte vedette.
Après de semblables exploits,
Vous vous imaginez, je crois,
Que je puis sans fanfaronnade
Égaler Soubise et Contades4
Je laisse à votre intégrité
A voir en quelle qualité
Je pourrais servir ma patrie.
Employez-moi donc, je vous prie,
Sur la liste des candidats
Du cabinet ou des combats ;
Mon respect pour ma protectrice
Sera le prix de sa justice.

  • 1Les ministres disgraciés étaient toujours favorablement traités sous le rapport pécuniaire. « Comme le poste devenait glissant, leurs confrères prudemment crurent devoir porter S. M. à une généreuse munificence afin d’en profiter à leur tour en cas de disgrâce. » (Vie privée de Louis XV.)
  • 2Nicolas‑René Berryer, ancien lieutenant général de police et membre du conseil des dépêches, avait été nommé ministre de la marine en novembre 1758. « Chacun fut confondu d’étonnement à cette nouvelle, on se demandait si l’on voulait absolument achever notre perte avec un pareil ministre. Ce personnage n’avait jamais annoncé aucun des talents qu’exigeait la place délicate où l’on l’élevait. Il avait beaucoup d’ignorance, mais da­vantage encore de présomption et d’entêtement » (Vie privée de Louis XV.)
  • 3Henri Bertin, ancien intendant du Roussillon et de Lyon, occupait le poste de lieutenant général de police, depuis 1757, lorsqu’il fut appelé au contrôle général des finances (octobre 1759) (R).
  • 4Louis de Contades, maréchal de France, qui avait succédé au prince de Soubise à la tête de l’armée d’Allemagne, s’était laissé battre à Minden (1er août 1759) par Ferdinand de Brunswick.

Numéro
$1188


Année
1760




Références

Raunié, VII, 316-20 - Arsenal 3128, f°381v