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La Compagnie d’Occident

La compagnie d’Occident1
Célébrons l’établissement
De la compagnie d’Occident2 ,
Lon lan la derirette,
Autrement dit Mississipi,
Lon lan la deriri.

Pour lui donner plus de crédit,
On met à la tête un proscrit,
Qu’on voulait pendre en son pays3 .

Noailles, dans son cabinet,
A médité ce grand projet4 .
Qu’il est beau d’avoir de l’esprit!

Le pays n’est pas habité,
Il sera bientôt fréquenté ;
Peu-têtre dans cent ans d’ici.

Des filles on y enverra,
Et d’abord on les mariera,
Si l’on y trouve des maris.

Les mines l’on y fouillera,
Car sans doute on en trouvera5 ,
Si la nature y en a mis.

Nos billets vont être payés6 ,
Car les fonds en sont assurés,
Sur l’or qu’elles auront produit.

Crozat7 , qui n’aime plus l’argent,
Crainte d’être trop opulent,
A laissé là Mississipi.

Pour policer ce grand pays8 ,
On va bien faire des édits,
On en défera bien aussi.

Avant que de le cultiver,
Il est bon de le décorer
De ce qui est de trop ici.

De quoi nous sert, en ce pays,
Ce colifichet de Marly,
Envoyons-le au Mississipi.

« Mais, dit Philippe, ce château
Se doit embarquer par morceaux,
Il faut donc qu’il soit démoli. »

D’Antin répondit : « J’y consens,
Ce n’est plus qu’en démolissant,
Que je puis faire du profit9 . »

Pour premier établissement,
Envoyons-y le Parlement,
Qui ne sert de rien à Paris.

Un collège on y fondera,
Le latin on enseignera,
Aux enfants de Mississipi.

Notre habile duc d’d'Orléans
Ira lui-même être régent10 ,
En sixième à Mississipi.

Une académie y aura,
De beaux jetons on donnera
Faits d’argent de Mississipi.

La Force11 veut y présider
Et prendre le soin d’épurer
La langue du Mississipi.

Des farceurs on y enverra ;
Du Coudray, son rôle y jouera,
Pour réjouir Mississipi.

Noailles aura soin d’enseigner
La manière de gouverner,
Et celle de détruire aussi.

Des rentes on assignera,
Et puis on les supprimera
Aux bourgeois de Mississipi.

Escobar on y prêchera12 ,
Villebos comme Molina,
Tambourin, Sanchez et Boni13 .

De Pascal on ne parlera,
Ni ses Lettres on ne lira ;
Elles causeraient trop d’ennui14 .

Le beau cardinal de Rohan,
Chargé de soins plus importants,
Peuplera le Mississipi.

Nul janséniste on n’y verra,
Mais les enfants de Loyola
Iront réformer le pays,

Le pape même y enverra
La foi, la bulle, et cætera,
Par le cardinal de Bissy.

Tous les jeux on y défendra,
Le pharaon et le hoca,
Comme ils s’observent dans Paris15 .

Chambre de justice on fera,
Remplie de tous ces scélerats
Qui les innocents ont punis.

Fourqueux, ainsi que Lamoignon,
Boistel, Amiot et Tourmont,
Demandent à en être aussi.

Ces juges, fripons et maudits,
Feront peut-être encore pis,
Que l'on a fait à celle-ci.

Force putains il y aura ;
Par elles, grâces on obtiendra,
Tout comme il se pratique ici.

Les partisans on taxera,
Dont le roi peu retirera,
Comme il vient d'arriver ici.

Sardanapale16 dans son temps,
De même que fait le Régent,
Se livrait à tous les plaisirs.

Tout ainsi qu'un tonneau de vin,
Le Régent, le… à la main,
Perce quand il veut la Berry

Monsieur le Duc, fort peu content
De chasser dans ce continent,
Veut chasser à Mississipi.

Bonne maman voudrait aussi
S'en aller à Mississipi,
Avec Lassay son bon ami.

Du Maine, ici, dont par édit
La naissance l'on a flétri,
Roi sera à Mississipi.

D'Antin, président à Paris,
Se fâche s'il ne l'est aussi
Du pays de Mississipi.

L'abbé d'Auvergne s'est vanté
Qu'il aurait un archevêché17 ,
Zest, c'est un rat qu'il a pris.

Massillon s'en va à Clermont,
Pour prendre aux femmes le menton,
Ainsi qu'il faisait à Paris18 .

On envoie a Mississipi
Toutes les putains de Paris.
Lon lan la derirette.
Adieu, duchesse de Berry !
Lon lan la deriri.

  • 1Autres titres: Chanson sur l'établissement de la nouvelle compagnie du Mississipi envoyée aux directeurs de la compagnie d'Occident, le 14 novembre 1717 Sur la compagnie d’occident ou du Mississipi. Novembre 1717. (Clairambault) Lorqu'on donna à la compagnie du Mississipi pour un débouché aux billets de l'Etat (Arsenal 2390)
  • 2La Compagnie d’Occident, établie par Lettres patentes du 28 août 1717, avait pour objet la colonisation de la Louisiane, immense et riche territoire découvert en 1662 par Cavelier de La Salle et occupé, au nom de la France, par d’Herville. Elle n’entra en activité qu’en 1718.
  • 3Law, fils d’un orfèvre battant sur l’enclume à Edimbourg en Écosse. (M.) — Voltaire nous apprend qu’il avait été obligé de fuir de la Grande‑Bretagne pour un meurtre. (R).
  • 4Le duc de Noailles, alors président du Conseil des finances, rédigea l’édit qui prescrivait l’établissement des Compagnies de commerce. Ainsi que l’a judicieusement remarqué Lemontey, il favorisa Law suppliant et le détesta triomphant. (R)
  • 5On se faisait de singulières illusions sur les richesses du Mississipi. « Plusieurs y avaient été pour faire fortune et en étaient revenus plus pauvres encore qu’ils n’y étaient allés. Tous déposaient unanimement ce qu’ils avaient éprouvé. Ils parlèrent en vain ; cette chimère prit tellement le dessus, que presque toute la France en fut la dupe. » (Vie de Philippe d’Orléans.) (R)
  • 6Le préambule des lettres patentes portait cette clause : « Notre intention étant de faire participer au commerce de cette Compagnie et aux avantages que nous lui accordons le plus grand nombre de nos sujets que faire se pourra et que toutes personnes puissent s’y intéresser suivant leurs facultés, nous voulons que les fonds de cette Compagnie soient partagés en actions de 500 liv. chacune. » Les actions étaient payées partie en billets d’État, partie en numéraire. (R)
  • 7Le financier Crozat avait reçu de Louis XIV la vice‑royauté du Mississipi pour quatorze années et avait été autorisé à jouir des bénéfices du pays à la condition d’y établir des colonies. Poursuivi et taxé par la Chambre de justice, il lui abandonna ses droits pour alléger sa taxe, et le Conseil des finances, plus embarrassé qu’enrichi de cette conquête, l’offrit à Law. (R)
  • 8Tous les projets que le satirique forme pour la colonisation du Mississipi sont une critique indirecte de ce qui se passait alors en France. (R)
  • 9Ce n’est pas le duc d’Antin, mais le duc de Noailles qui avait sollicité et obtenu du Régent l’autorisation de détruire Marly, soi‑disant par économie, mais en réalité pour avoir à sa disposition les matériaux qu’il aurait vendus. L’intervention de Saint‑Simon protégea le royal château contre cet acte de vandalisme, et Noailles dut se contenter de vendre le mobilier. « Tout s’y donna à si bas prix, dit Duclos, que ce fut plutôt un partage qu’une vente, et le remplacement a coûté des sommes immenses au roi. » (R)
  • 10L’auteur joue plaisamment sur le mot Régent, qui servait autrefois à désigner les professeurs d’humanités. (R)
  • 11Henri‑Jacques Nompar de Caumont, duc de La Force (1675‑1726), avait été reçu membre de l’Académie française en 1715. Il serait difficile d’indiquer les titres qui le désignèrent aux suffrages de la docte Compagnie. Quoique Saint‑Simon affirme que c’était un homme de beaucoup d’instruction, il n’était guère connu que par le rôle violent qu’il avait joué dans les dragonnades. A l’époque du Système, ses opérations financières lui valurent une triste célébrité. (R)
  • 12Les quatre couplets qui suivent, d’inspiration janséniste, sont écrits dans la marge et font figure d’ajouts de circonstance. (R)
  • 13Casuistes célèbres de l’ordre des jésuites. (R)
  • 14Les Lettres provinciales de Pascal dirigées contre la casuistique des jésuites sont un chef‑d’œuvre de malice spirituelle, de fine raillerie et surtout d’injuste diffamation. C’est Pascal qui a popularisé le nom d’Escobar, et c’est sur la foi d’un janséniste que l’on raille encore aujourd’hui les prétendus principes relâchés de cet auteur, que ses adversaires n’ont jamais lu. (R)
  • 15La manie du jeu était devenue sous le règne de Louis XIV une véritable fureur que les plus sévères défenses n’avaient nullement comprimée. Le pharaon et le hoca avaient été spécialement prohibés par arrêt du Parlement, à cause de la facilité des fraudes. (R)
  • 16 Roi d’Assyrie, célèbre par son existence efféminée et voluptueuse. (R)
  • 17L’abbé d’Auvergne finit cependant par obtenir gain de cause ; en 1719, il fut nommé à l’archevêché de Tours, puis il passa à celui de Vienne. « Il s’en fallait bien, dit Saint‑Simon, que sa réputation fût entière ; ses mœurs étaient publiquement connues pour être celles des Grecs, et son esprit pour ne leur ressembler en aucune sorte. La bêtise décelait sa mauvaise conduite, son ignorance parfaite, sa dissipation, son ambition, et ne présentait pour la soutenir qu’une vanité basse et continuelle. » (R)
  • 18Le tendre Massillon fut accusé de trois galanteries, pour Mme de l’Hôpital, Mme de Simiane et Mme la duchesse de Berry. Et ce ne sont pas seulement les chansonniers qui dévoilèrent indiscrètement la vie privée du prélat. Mathieu Marais, dont le grave témoignage paraît à l’abri de toute critique, écrit dans son journal en 1720. « Il y a quelques années qu’on a fait courir le bruit d’une galanterie qu’il avait eue avec la marquise de l’Hôpital. Ses amis disaient que c’était une calomnie ; mais feu Mme la dauphine, qui en était bien informée et qui avait une lettre de ce commerce, assura la cour de la vérité de l’histoire, et on en fit des chansons qui ont passé avec le temps. A présent cela se renouvelle. » Nous croyons toutefois que la malveillance était pour beaucoup dans ces rumeurs. (R)

Numéro
$0207


Année
1717 (Castries)




Références

Raunié, II,244-52 - Clairambault, F.Fr.12696, p.307-14 - Maurepas, F.Fr.12629, p.117-26 - F.Fr.9351, f°250r-252r - F.Fr.12673, p.255-59 - F.Fr.13655, p.11-12 (ordre différent) - F.Fr.15131, p.130-38 - F.Fr.15136, p.218-21 - Arsenal 2930, p.225-31 - Arsenal 2937, f°184r-184v - Arsenal 2961, p.423-29 (incomplet et ordre différent) - 2975/3, p.93-94 (incomplet) - Arsenal 3115, f°161v-163r - Arsenal 3132, p.318-23 (dans un ordre différent) - BHVP, MS 551, p.346 - Mazarine, MS 2163, p.320-29 (ordre diférent) - Mazarine MS 2166, p.157-62 (nombreuses variantes) - Mazarine Castries Ms 3982, p. 57-62 - Lyon BM, MS 758, f°66-67 - Lyon BM, MS 1552, p.208-18 - Lyon BM, MS 1675, f°12r-13r (incomplet) - Toulouse BM, MS 855, f°109v-114r (ordre différent) - Pièces libres de M. Ferrand (Londres, 1738) éd. de 1747, p.100-06 (incomplet) - Barbier-Vernillat, III, 73