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Le Mississipi

          Le Mississipi1
Aujourd'hui il n'est plus question
De parler de Constitution,
Ni de la guerre avec l'Espagne.
Un nouveau pays de Cocagne,
Que l'on nomme Mississipi,
Roule à présent sur le tapis2 .

Sans charbon, fourneau, ni soufflet,
Un homme a trouvé le secret
De la pierre philosophale
Dans cette terre occidentale,
Et nous fait voir jusqu'à présent
Que nous étions des ignorants.

Il a fait de petits billets3 ,
Qui sont parfaitement bien faits,
Avec de petites dentelles ;
Ce ne sont pas des bagatelles,
Car il en a bien su tirer
La quintessence du papier.

Il a, pour les achalander4 ,
A quelques seigneurs assuré,
Que pour leurs dettes satisfaire
Son projet était nécessaire ;
Car il voyait auparavant
Qu'on ne le suivait qu'en tremblant.

Mais depuis que les grands seigneurs
Sont devenus agioteurs
On voit, avec grande surprise,
Gens vendre jusqu'à leur chemise,
Pour avoir des soumissions
Et de nouvelles actions5 .

Les femmes vendent leurs bijoux
Pour mettre à ce nouveau Pérou ;
Les filles mettent tout en gage,
Même jusqu'à leur pucelage,
Quand elles n'ont rien de meilleur
A donner à l'agioteur.

La femme d'un bon president,
Se trouvant un jour sans argent,
Aima mieux se rendre commode
Que de n'être pas à la mode :
Et pour mettre à Mississipi
Planta des cornes à son mari

Passez par la rue Quincampoix6 ,
Car c'est dans ce fameux endroit
Que des Indes la Compagnie
A établi sa friperie ;
Chacun vient vous demander
Si vous voulez actionner.

Ils sont comme des maquignons,
Haussant, baissant les actions ;
Ils ont leurs bureaux sous des portes,
Il y en a de toutes sortes.
— Venez, dit l'un, entrez ici :
J'ai de tout au plus juste prix.

Certain homme malicieux,
Voulant un jour se moquer d'eux,
Un beau matin leur fit accroire,
Que monsieur Law avait la foire.
On vit leurs visages changer
Et d'un demi-pied s'allonger.

Si quelque vent, mal à propos,
Envoyait la flotte à vau-l'eau,
On verrait bien changer de face
Le papier qui court sur la place,
Bien des gens diraient fort chagrin
Que Law f… ! vous m'entendez bien.

Écoutez-moi, pauvres badauds,
Vous êtes tous de grands nigauds,
Vous meniez une vie tranquille
En allant à l'Hôtel de Ville7 ,
Vous changerez bientôt de lieu,
Car vous irez à l'Hôtel-Dieu.

  • 1Autres titres: Chanson sur les actions de la compagnie des Indes, au mois de novembre 1719 (Arsenal 2961) Chanson sur les billets de banque (F.Fr.10475, F.Fr.13655)
  • 2A présent il n’est question  / Ni de la Constitution, / Ni de guerre contre l’Espagne,  / Un nouveau pays de cocagne  / Est à présent sur le tapis,  / On le nomme Mississipi.
  • 3Pour relever les actions de la compagnie d’Occident, qui restaient languissantes, Law réunit ensemble, au mois de mai 1719, les privilèges des Compagnies des Indes, de la Chine et d’Occident. Il créa ainsi la nouvelle Compagnie des Indes, pour laquelle il lança vingt‑cinq millions d’actions nouvelles à cinq cents livres. (R)
  • 4Law, pour s’assurer l’appui des membres influents du Conseil de Régence et des familiers du Régent, leur distribua libéralement des actions de sa compagnie. Saint-Simon, à qui il en offrit à diverses reprises, fut seul assez désintéressé pour les refuser. (R)
  • 5« Law faisait toujours merveille avec son Mississipi. On avait fait comme une langue pour entendre ce manège et pour savoir s’y conduire, et que je n’entreprendrai pas d’expliquer, non plus que les autres opérations de finances. C’était à qui aurait du Mississipi. Il s’y faisait presque tout à coup des fortunes immenses. Law, assiégé chez lui de suppliants et de soupirants, voyait forcer sa porte, entrer du jardin par ses fenêtres, tomber dans son cabinet par sa cheminée. On ne parlait que par millions. » (Saint-Simon.) (R)
  • 6« C’était dans la rue Quincampoix où s’était établi le théâtre du commerce des actions, car il n’y avait pas encore de Bourse. Heureux ceux qui y avaient des maisons ! Une chambre s’y louait jusqu’à dix livres par jour. Mais la grande multitude n’avait pas besoin d’asile. Dès la pointe du jour le passage de cette rue étroite était engorgé de joueurs : leur fureur ne faisait que s’accroître durant la journée. On sonnait le soir une cloche et il fallait les expulser de force. » (Vie privée de Louis XV) (R)
  • 7Pour toucher les rentes sur l’État. (R)

Numéro
$0337


Année
1719 (Castries)




Références

Raunié, III,132-36 - Clairambault, F.Fr.12697, p.255-58 - Maurepas, F.Fr.12630, p.77-80 - F.Fr.10475, f°214 - F.Fr.10746, f°336 - F.Fr.12673, p.360-64 - F.Fr.13655, p.211-12 et p.520-22 - F.Fr.15131, p.259-63 - F.Fr.15136, p.232-37 - F.Fr.15141, p.89-93- Arsenal 2930, p.345-49 - Arsenal 2961, p.567-71 - Arsenal 2975/3, p.180-84 - Arsenal  3115, f°197r-198r - Arsenal 3231, p.442-45 - BHVP, MS 670, f°25v-26v - Mazarine, MS 2163, p.432-35 - Mazarine Castries 3982, p. 343-46 - BHVP, MS 547, (non numéroté) - Besançon BM, MS 561, P.68-70 - Toulouse BM, MS 855, f°159v-161v - Barbier-Vernillat, III, 76-78