Aller au contenu principal

Les Charmes de Cléophile

Les charmes de Cléophile1
L’inconstance et l’artifice
Partout remplaçaient l’amour ;
Toujours soumis au caprice,
Son pouvoir était d’un jour.
Mes feux, dit-il, vont s’éteindre :
Ils devaient tout animer.
Que les mortels sont à plaindre !
Ils ne savent plus aimer.

Pour prévenir cet outrage,
Il épuise ses efforts
Sur le plus charmant ouvrage,
Qu’embellissent ses trésors.
Or jugez s’il est habile,
L’enfant maître des humains ;
Vous voyez, dans Cléophile,
Le chef-d’oeuvre de ses mains.

Lui-même avec complaisance
Vit son prodige nouveau,
Les Grâces, à sa naissance,
Entourèrent son berceau.
Le dieu dit : Je suis tranquille,
Rien ne peut plus m’alarmer.
Quand ils verront Cléophile
Ils voudront encore aimer.

Quelle grâce enchanteresse
Dans ses traits, dans son esprit !
Elle charme, elle intéresse,
Elle attache, elle ravit.
Le cœur le plus indocile
Contre elle ose en vain s’armer.
Un regard de Cléophile,
Est un ordre de l’aimer.

Quoique Amour m’ait dans ses chaînes
Engagé plus d’une fois,
Quoique Amour, malgré ses peines,
M’ait fait adorer ses lois,
Par une erreur très facile
Dans un cœur bien enflammé,
Je crois, près de Cléophile,
N’avoir pas encore aimé.

Je veux, à ses lois fidèle,
Ne chanter que mon ardeur.
Dieu ! que ma Muse n’est-elle
Aussi tendre  que mon cœur !
Ma voix à l’amour docile
N’a qu’un refrain à former :
J’aime, j’aime Cléophile,
Et ne vis que pour l’aimer.

  • 1« Mlle Cléophile, ci‑devant danseuse en double de l’Académie royale de musique, était il y a quelques années, une des plus agréables sultanes du sérail de M. le prince de Soubise. Une maladie trop cruelle l’ayant réduite dans un état aussi déplorable que celui où se trouva la jolie suivante de l’auguste Cunégonde, grâce au cordelier, son confesseur, elle fut obligée de renoncer au théâtre. Échappée enfin au fléau du meilleur des mondes elle n’y a perdu qu’une partie du palais et de la luette ; aujourd’hui, l’on sait se passer de tout cela. Quoi qu’il en soit, on ne saurait douter des charmes qui lui restent en voyant l’illustre auteur de ces vers s’enchaîner si publiquement à son char. Il en est épris comme pourrait l’être un jeune homme de quinze ans et s’affiche partout avec elle, aux promenades, à la redoute, au spectacle, à l’Académie même, au grand scandale des lettres, de la philosophie et surtout de tant d’honnêtes bourgeoises qui se croyaient jusqu’ici de véritables Aspasies en honorant ce grand homme de leurs bontés. Quelle humiliation, en effet, pour ces bonnes âmes d’apprendre que l’ingrat, en aimant une petite danseuse sans principes, sans métaphysique ni dans la tête ni dans le cœur, les oublie si parfaitement qu’il croit n’avoir jamais aimé. Eh ! Mesdames, ne l’avait‑il pas dit lui‑même dans son Molière à la nouvelle salle : « Après les goûts usés viennent les fantaisies ; / On cherche les Laïs après les Aspasies ; / Et de la nouveauté l’invincible désir / Aime plus à changer qu’il ne songe à choisir. » (CLG. Note de Meister.)(R)

Numéro
$1521


Année
1782

Auteur
La Harpe



Références

Raunié, X,71-73