Entretien de Louis XIV avec la mort
Entretien de Louis XIV avec la mort
La mort
Prends ton paquet, grand roi, et viens où je te mène.
Tu as assez vécu et ton âme inhumaine
N’a fait que trop souffrir tes peuples accablés
Sous le poids des impôts dont tu les as chargés.
Le roi
Barbare, que dis-tu ? Il faut quitter ce monde,
Ces plaisirs où je suis comme poisson dans l’onde,
Ce pompeux appareil, ces superbes palais
Où je m’étais flatté de règner à jamais ?
La mort
Si l’empire romain tomba en décadence
Et malgré sa grandeur vit passer sa puissance,
N’étant qu’un être vil, qu’un cadavre mortel,
Pouvais-tu te promettre un empire immortel ?
Le roi
Je savais qu’il fallait subir la loi cruelle,
Que mourir de tout temps fut chose naturelle.
Mais certaine sybille m’avait fait espérer
Que jusqu’à cent-quinze ans je pourrais régner.
La mort
Tu as toujours suivi des têtes sans cervelle
Et ce que tu me dis n’est pas chose nouvelle.
Les dames ont été maîtresses de ton cœur
Et à les honorer se borna ton bonheur.
Le roi
Je connais à présent quelle fut ma folie,
Mais comment se passer d’être en leur compagnie ?
Est-ce un crime d’aimer ? Il faut faire l’amour
Et l’on veut être aimé des dames de la cour.
La mort
Un prince qui faisait gloire de suivre Alexandre,
Qui se vantait d’aller sur les pas de César,
Succomber à l’amour, ne pouvoir s’en défendre !
Ce n’est plus être grand que de corps et d’hasard.
Le roi
En cela j’ai suivi les conseils d’un jésuite,
Connu par ses talents, connu par son mérite.
Il était à la cour comme un autre soleil
Et jamais sur la terre on ne vit son pareil.
La mort
Pour troubler le repos, pour inventer le crime
Il aurait de la peine à trouver son second.
Si tu l’avais jeté dans un puits très profond
Il aurait épargné tant de sang des victimes.
Le roi
Cruelle, peux-tu faire un portrait si affreux ?
Tes paroles me font hérisser les cheveux.
Oses-tu prononcer par ta langue asassine
Contre l’œuvre de Dieu et de sa main divine ?
La mort
Finissons, s’il te plaît, car tous ces vains discours
Nous ferons bien passer et les nuits et les jours.
Nous avons aujourd’hui bien du chemin à faire
Avant que d’arriver chez mon hôte ordinaire.
Le roi
Tu me permettras de parler à Desmarets, [sic]
Maintenon, Pontchartrain, Bercy et Bourvalais ;
Quoiqu’on dise qu’ils ont mérité la potence,
Ils n’ont pas peu servi à rétablir la France.
La mort
Non, non, tu les verras quelque jour en enfer.
Ils iront augmenter la cour de Lucifer.
Aussi bien en a-t-on besoin pour la police
Car tout le monde y est sujet à de grands vices.
Le roi
Quittons donc ce palais, puisqu’il nous fait partir.
Que me servirait-il de te faire languir ?
Crois-tu m’épouvanter et me mettre en alarmes,
Toi que jadis j’ai vu s’enfuir devant mes yeux ?
F.Fr.13655, p.63-66 - BHVP, MS 551, p.250-52