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Satire au comte de B***

Satire au comte d’***

Par M. Robbé de Beauveset

Comte, dans qui l’Étre propice a mis

Les rares dons qu’à ses plus chers amis

Sa main encore dispense avec réserve,

Ô toi qui joins une facile verve

Aux profondeurs d’un immense savoir

Qu’en tes écrits tu fais si bien valoir.

Tu sus aussi cultiver chaque branche

De ce grand art par Loke approfondi,

Où le génie ose d’un vol hardi,

En s’élevant jusqu’aux sources de l’être,

Sonder Dieu même, apprendre à le connaître,

Et discernant l’esprit de ses ressorts,

Planter la borne entre l’âme et le corps.

Mais ce qu’en toi bien autrement je prise,

C’est ce cœur droit, cette noble franchise

Du bon vieux temps, cette rare bonté

Que pare encor la douce urbanité,

Qui t’élevant au-dessus d’une offense,

A des bienfaits fait borner ta vengeance.

Tu t’en souviens : à quel fâcheux remords

Tu sus livrer mon Pégase sans mors,

Quand dans l’accès d’un coupable délire,

Sur toi j’osais aiguiser la satire

Et décocher de mon arc forcené

Un trait malin, contre moi retourné.

Ah ! si mes vers au temple de Mémoire

Peuvent s’inscrire, et ma honte et ta gloire

S’y graveront. Oui, cher Comte, je veux

Par ton exemple instruire nos neveux.

Qu’en ta vengeance il est de grandeur d’âme !

Oui, j’ai trouvé fort bonne l’épigramme,

Me disais-tu, mais, cher Robbé, pourquoi

Ne pas la faire en dînant avec moi ?

Depuis ce temps ta bonté soutenue

A mon secours est sans cesse venue,

Et du précepte, au code du Chrétien

Recommandé, tu t’acquittas si bien

Qu’il ne se vit jamais ami fidèle

Pour son ami s’armer de plus de zèle,

Et que pour moi ton crédit déployé

Dans tous les cas m’a toujours étayé.

Dès ce moment je dégorgeai ma plume

De tout son fiel, et je brisai l’enclume

Où je forgeais ces traits que Juvénal

Faisait pleuvoir sur chaque original.

Je gourmandai mon esprit satirique

Et grâce à toi, maint auteur empirique

Repose en paix sous le laurier fané

Dont je le laisse à son gré couronné.

Sans redouter la dent de mes couleuvres,

Le beau Chamfort a publié ses œuvres,

L’abbé Le Blanc gratte sans crainte au seuil

De votre Louvre, en briguant le fauteuil ;

Et vieux lion, l’âne à la Dunciade1

Impunément m’a lâché sa ruade.

Je me suis fait une sévère loi

De trouver bons les vers de Du Belloy.

Quand dans ton corps on admit deux mazettes

Qui pour mouture y portaient des gazettes,

Damon, Licas n’ont point ouï ma voix

Se récrier sur ce burlesque choix.

Si sur le Pinde un enroué se glisse,

Je lui présente un bâton de réglisse ;

Et volontiers mortifiant mes sens,

J’applaudis même à ses sons glapissants.

Bref, pour jamais j’appris à m’interdire

L’art si facile à mon sens de médire,

L’art de fixer, redoutable inspecteur,

A son vrai taux la taille d’un auteur

Qui, s’échauffant sur sa trop haute idée,

Croit s’ajouter encore une coudée.

Si pour Duclos c’est un si grand régal

De se juger à Théophraste égal,

Je le veux bien. Que Palissot, de Pope

Soit le rival, qu’Aubert surpasse Ésope,

Que cet abbé, fabuliste affronteur,

En s’accolant avec Jean le conteur,

Pense avec lui se partager la pomme,

Et faire prendre un singe pour un homme2 ,

J’y consens, moi. L’œcuménique Arouet

Peut sur sa tête entasser à souhait,

Enfant gâté de la belle nature,

Tous les lauriers de la littérature.

Qu’au tribunal où se trouvent proscrits

Les contempteurs de ses derniers écrits,

Je sois cité, tant mieux ! qu’on s’évertue

A mettre au tronc pour sa vieille statue,

Et que chacun, chez ce Pigal vanté,

Aille encenser son squelette sculpté,

Je ne l’empêche. Ai-je exhalé ma bile

Quand des Saisons le chantre malhabile

Fit repentir un auteur médisant

D’avoir osé bâiller en le lisant,

Et dans la geôle, en gauche politique,

Eut fait cloîtrer l’audacieux critique ?

Le bon Clément n’avait pourtant pas tort.

Tout lecteur a droit de vie et de mort

Sur nos écrits dès que du portefeuille

Nous les tirons : tant mieux s’il les accueille,

Mais si, chantant en l’honneur des saisons,

Vous n’offrez, même en été, que glaçons,

Si vos vers plats sont sans goût, sans génie,

Si, fatigants par leur monotonie,

Ils rampent tous sur un plan mal fondu,

Dans un chaos où tout est confondu,

Quel droit auraient vos muses meurtrières,

Nouveaux Denis, d’envoyer aux carrières

Un Philoxène assez déjà puni

Par l’ennui seul dont l’ouvrage est muni ?

Pensez-vous donc que le cachot corrige

Un jugement que le bon sens dirige ?

Et pour avoir encagé le railleur,

Votre poème en devient-il meilleur ?

« Ainsi jadis, par le grand Galilée

vit-on la terre au repos rappelée,

bien qu’un décret eût à l’astre du jour

signifié de rouler à l’entour » ?

Me suis-je plaint quand l’auteur dont émane

Le drame altier qui peint le Métromane,

L’ami Piron, dont l’arc toujours tendu,

Toujours vous lâche un trait inattendu,

Humble et contrit dans certaine préface3 ,

Se souffleta rudement sur ma face ?

Quand, désirant d’expier certains vers

Bien scandaleux qu’avait faits le pervers,

Il eut jugé pour cela nécessaire

De me choisir pour son bouc émissaire ?

En parallèle, ayant donc mis les siens,

Qu’on nous eût pris, à nous voir l’un et l’autre,

Moi pour un diable, et lui pour un apôtre.

En bon chrétien j’oubliai ce délit

Qu’offre sa prose où personne ne lit.

Pour m’en venger a-t-il vu mes ïambes

Donner la chasse à ses froids dithyrambes ?

Quand le parterre occit ses Fils ingrats,

Fût-ce donc moi qui lui poussai le bras4  ?

Serait-ce enfin, si Montezume tombe5 ,

Sous mon sifflet que le héros succombe ?

Son vrai talent fut par moi respecté,

Et je l’ai vu toujours du beau côté.

Mon Apollon n’a pas mis en lumière

La vanité de ce pauvre Le Miere

Qui fit glapir des vers à la Clairon,

Si malmenés du correcteur Fréron,

Toutes les fois que l’affligé parterre

Porta quelqu’un de ses morts-nés en terre,

En long manteau, crêpe au chef, larme à l’œil,

N’ai-je donc pas toujours suivi le deuil ?

Quand il conçut dans ses projets si vastes

Cet Almanach qu’il appelle ses fastes,

Où sont rimés dans son style liégeois,

De petits faits pour chaque jour du mois,

N’ai-je donc pas canonisé la pièce

De ce Lansberg de rétrograde espèce6  ?

Lorsqu’il peignit l’art où le Titien

Et Raphaël triomphèrent si bien,

Ma voix, hélas ! jusqu’aux célestes voûtes

Fit retentir l’éloge de ses croûtes.

« Aussi, depuis ces chefs-d’œuvre divers,

« Il n’aperçut au stérile univers

« Aucun mortel dont le rare génie

« Pût s’élever à sa gloire infinie.

« Il croit que Dieu dans un beau moule à part

« Fond tout exprès l’âme qu’il lui départ. »

Qu’est à l’ouïr notre étonnant Racine ?

Un écrivain dont le style fascine,

Mais qui d’ailleurs n’a ni ses sentiments,

Ni sa hauteur, ni ses grands mouvements ;

Et ce n’est pas si petite merveille

Qu’il veuille bien s’associer Corneille.

Hors ses écrits, tout distille l’ennui,

Tous les talents, il les concentre en lui ;

C’est le beau type, et la cause première

N’a rien produit d’aussi grand que Le Mière.

Il pense, enfin, que le ciel l’a traité,

En fait d’esprit ainsi qu’en probité,

Et son génie, au toisé de sa tête,

Est aussi haut que son âme est honnête.

Le bon Le Mière ainsi parlant de soi,

S’enthousiasme et de si bonne foi

Que volontiers l’auditeur lui pardonne

Les violons qu’à toute heure il se donne,

Et que chacun, pour entrer dans son sens,

Lui fait humer le petit grain d’encens.

Mais devant moi, quel vil écrivain passe ?

C’est Sabatier, ah ! qu’il me rende grâce,

D’avoir tari tout ton fiel cher…

Sans quoi le traître expirerait ici.

Très volontiers je consens qu'il dénigre

Tous mes écrits, mais la griffe du tigre

En me rangeant parmi les froids rimeurs,

Trop lâchement s’acharna sur mes mœurs.

Hé, que m’importe à quel bas coin me marque

Le faux poinçon de ce faux Aristarque,

Dont la censure et dont le jugement,

Sont sans justesse et sans discernement ;

Qui, préférant aux Pascal, aux Nicole,

Les noirs Docteurs de la proscrite école,

Décrie Arnaud et nous fait essuyer

L’éloge cru d’un frère Berruyer7  ;

Qui va plaçant parmi les hommes rares

Des noms de l’ordre inconnus et barbares,

Si que Pascal dirait encor fort bien,

Tout effrayé, l’ordre était-il chrétien ?

Aussi voit-on dans les portraits qu’il trace

Le faux s’unir à l’ignorance crasse…

Il n’a rien lu : des faiseurs de journaux,

Des gazetiers, voilà les arsenaux

Où ce pygmée aux géants qu’il relance,

Puise les traits que par derrière il lance.

N’en parlons plus : le vouer au mépris,

C’est le porter encore à trop haut prix8 .

De cet abbé l’âme rébarbative,

A rembruni mon imaginative.

De ma gaieté pour faire ici les frais

L’ami Linguet arrive tout exprès.

Vous avez vu sans façon ce grand homme

Aux orateurs d’Athènes et de Rome,

Se mesurant, s’asseoir entre les deux,

Ceint du laurier qu’il vole à chacun d’eux.

Gerbier tonnant dans notre aréopage

Baissait le ton devant lui ; quel dommage

Que du barreau le patron éconduit

Par bel arrêt se trouve enfin réduit,

En piochant aux champs de l’analyste9 ,

A manger sec le pain du journaliste !

C’est bien sa faute ; aussi, que le galant

N’exerce-t-il au Pinde son talent ?

Le Ciel donnant dans tout ce qu’il souhaite,

L’a fait d’un coup orateur et poète.

Du bon Socrate avez-vous lu la mort10  ?

C’est du génie un assez bel effort.

Quand on s’annonce ainsi dans la barrière,

On doit pousser assez loin sa carrière.

Mais son chef-d’œuvre est un recueil de vers11

Qu’il fabriqua sur maints sujets divers.

Voulez-vous voir esquisser la manière

Dont s’escrimait sa muse printanière ?

Figurez-vous dans celle des saisons

Où ces Messieurs des Petites-Maisons,

Plus exaltés, se trouvent plus en verve,

Que chacun veuille exercer sa Minerve,

Et faire entr’eux des ouvrages conçus

A frais communs sur leur métier tissus.

Momus bientôt désopilant leur rate,

Chaque pensée éclose disparate

De leur cerveau jaillit sans liaison

Et contrarie en tout sens la raison.

Dans leurs concerts c’est la cacophonie,

Qui de leurs chants dirige l’harmonie.

Leurs violons, par leurs sons discordants

Crispent l’oreille en agaçant les dents.

Bref, vous avez la chimère que trace,

Dans le début de son poème, Horace.

C’est le tableau des vers que le Rémois

Dictait avant de rêver sur les lois,

Dont par malheur, la discrète beurrière

A consommé l’édition entière.

Je ne serais d’avis qu’on adorât

L’esprit Pithon qui tourmente Dorat.

Si ne faut-il pourtant qu’on le méprise.

Léger poète, il est fort à ma guise,

Trop faiblement maniant le burin,

Son Apollon n’est pas double de rein,

Mais dans ces vers Dorat retient captives

En ce temps-ci les Grâces fugitives.

Souple, badin, délicat dans ses traits,

D’une toilette il fait bien les apprêts,

Et le mignon, d’une main assez sûre,

Sait à Vénus attacher la ceinture.

C’est, si l’on veut, un joli papillon,

Bariolé d’azur, de vermillon,

Batifolant autour d’une ruelle

Et qui voltige au gré de chaque belle.

A l’œil du sexe, il est tout plein d’appas.

Mais mon ami, pour Dieu, ne chaussez pas

Le brodequin ; la chaussure comique

Grimacerait sur votre jambe étique.

Jamais Thalie inspirant vos écrits

Ne vous admit entre ses favoris.

Votre talent au sien n’est analogue.

Vous ignorez les lois du dialogue,

Il vous faudrait plus d’art et plus d’élan

Pour concevoir et digérer un plan.

Et votre intrigue, ou nulle, ou mal nouée

Du connaisseur ne peut être avouée.

Tel est le tic de tout jeune écrivain

Que le trépied livre au souffle divin.

Par un succès dans un genre animée,

Sa muse veut hausser sa renommée.

Un madrigal sort de lui bien tourné ?

C’est un garant que pour l’Ode il est né.

Il s’émancipe, et tranchant du Pindare,

Du nez en terre il donne comme Icare.

Passablement quelqu’un de nos rimeurs

Crayonna-t-il un portrait de nos mœurs,

Il croit pouvoir, génie à la Voltaire,

Mettre au théâtre un nouveau caractère ;

Et le public, d’un concert de sifflets

Bien discordants fera pour lui les frais ;

Hé ! mes amis, restons que nous sommes ;

Un homme en lui n’eut jamais tous les hommes.

L’ambitieux du château de Ferné

Crut que pour tout Dieu l’avait façonné.

Le voilà donc qui vous lève boutique

Universelle : ode, drame, critique,

Philosophie, histoire, beaux romans,

Factum, discours, opéra, vers charmants,

Complet théâtre où la muse riante

Va contrastant avec la larmoyante,

Satire, épître, ouvrages mélangés

De prose et vers se trouvent arrangés

Sur son comptoir, à tout genre il se guinde ;

C’est le mercier le mieux fourni du Pinde.

Du géomètre il emprunte le ton

A d’Alembert, calcule avec Newton,

Du grand Homère en épique s’accoste

Et court en fou les champs de l’Arioste.

Rendons-lui gloire : en traitant chaque objet

Il n’est jamais au-dessous du sujet,

Mais il n’est pas ce qu’il imagine être,

Original, partout il a son maître.

C’est pour Pégase un assez doux fardeau

Que de porter aux deux monts Colardeau.

Qu’en lui l’on vante, et lyre harmonieuse,

Et de beaux vers tournure ingénieuse,

Et style pur, de bon cœur j’en conviens.

Mais ce n’est pas à cela que j’en viens.

Aux qualités qui lui sont accordées,

S’il pouvait joindre un plus grand fond d’idées,

Si de soi-même inflexible censeur,

Il se rendait un plus profond penseur ;

Que chaque mot que l’harmonie honore

Mit plus de sens dans sa bouche sonore,

J’applaudirais : pour lui, je suis honteux

De voir souvent des riens en vers pompeux.

Ce sont enfants de naissance assez mince

Qu’il a parés de la pourpre d’un Prince,

Et qui, d’emprunts richement habillés,

Vous font pitié quand vous les dépouillez.

Tout rabattu : mieux vaut que je lise

Dans son latin la brûlante Héloïse

Que de la voir, rafraîchie à l’excès

Dans le rimé du traducteur français.

J’aime bien mieux me promener en prose

Dans ces lieux frais que l’Eurotas arrose,

Où Montesquieu, cet Albane charmant,

En traits naïfs peint ce beau couple amant

Qui, couronné d’une simple guirlande,

Court à Vénus présenter son offrande,

Et la prier qu’au même nœud serrés

Leurs cœurs lui soient à jamais consacrés

Que d’y marcher, gêné par le contexte

D’un vers oiseux affaiblissant le texte.

Messieurs du Pinde, apprêtez vos archets,

Accordez-vous, voici le Beaumarchais

Qui, triomphant aux filles de mémoire,

Vient présenter son quadruple mémoire.

On va sans doute à ce grand tribunal

Le proclamer auteur original,

Sur la Goesman quel sel attique il verse

Quand au Palais avec elle il converse !

Qu’il fut gentil, quand il représenta

Marin touchant l’orgue à la Ciota,

Quand, consommé dans notre art héraldique,

Du nouveau noble il fut l’Écu critique,

Et qu’au milieu des sarcasmes, des ris,

Il se rendit la fable de Paris !

Qui, mieux que lui, mania l’ironie ?

En lui Kerlon croyait voir le génie

De ce Rascal contre Ignace trouvé,

Du ton plaisant le modèle achevé.

Mais je ne sais si ma plume civile

Doit l’avouer au barbier de Séville.

Dans sa préface on le voit plaisanter

Si lourdement qu’on a lieu de douter,

Tant du contraste on a l’âme saisie,

Si le Mercure est aussi le Sosie.

De Rome ici quel est cet autre espoir,

Qu’au microscope12 on peut à peine voir.

Qu’il est content, et comme il se rengorge !

A froid battu, quelqu’écrit de sa forge

Est donc sorti ? bon, il charme Paris ;

Il a tourné le plus grand des Henris

En vaudeville et le petit comique

Jouit enfin de son triomphe unique.

Laissons-le vivre : un trépas trop subit

Peut dès demain lui fonder un obit.

J’aimerais, moi, d’Arnaud à la folie,

Si Dieu m’eût fait à la mélancolie

Enclin un peu. Notre cher Baculard

Est né sensible ; il conte avec tout l’art

Et tout le goût qu’en ses écrits peut mettre

Un romancier qui cherche à se soumettre

Tous ses lecteurs ; mais le sombre manoir

De son cerveau, toujours tendu de noir,

Est le repaire où chaque oiseau nocturne,

Traînant le char de la mort taciturne,

Se réfugie : aux lueurs des flambeaux

Sa muse en deuil descend dans les tombeaux,

Et ne se plaît qu’avec les pâles ombres.

Il n’a jamais que des images sombres

A présenter, et chez lui les Amours

En chappe noire officiant toujours

Sont renfrognées. Sous son crayon austère,

Les voluptés perdent leur caractère.

Je ne fais cas, moi qui suis né rieur,

Des billets doux de ce juré crieur.

Et plus qu’Yong se montra-t-il sublime.

Il me fait peur quand il ouvre l’abîme

Que sous mes pieds me creuse le trépas,

On l’attend mieux tout en n’y songeant pas.

Je sors contrit de sa triste lecture,

Si me faut-il courir à la pâture

De Rabelais chez qui, bien festoyé,

Je perds le noir que d’Arnaud m’a broyé.

Quoi qu’il en soit de sa lugubre prose,

J’aime bien mieux en prendre à grande dose

Que de risquer la vapeur des pavots

Que Palissot verse sur ses travaux.

Lorsque de Pope il essaya le rôle,

Convenons-en, il tint mal sa parole.

Nous devions tous rire des plaisants traits

Dont il allait égayer nos portraits ;

Mais quand on lut les vers du camarade,

On ne vit plus qu’un plaisant de parade

Qui, vainement invoquant la gaieté,

Ne rit jamais que d’un rire apprêté,

Traînant sans goût, sans imaginative

Sur le papier une plume massive,

Vouant toujours ses lecteurs à l’ennui,

Et par ses traits ne flétrissant que lui.

Je voudrais bien qu’il nous dise à quel titre,

De nos renoms s’établissant l’arbitre,

En souverain il lance ses arrêts ;

Est-on si fier quand on a fait Zarès,

Quand tant de fois à la clameur publique

On est exclu de la scène comique,

Quand l’auditeur qu’il a su rebuter,

Rechigne même à vouloir l’écouter ?

Quelle sottise ! à qui fera-t-il croire

Que ce Fréron qui dispensa la gloire

Si justement, qui du vrai seul épris,

A leur valeur taxa tous nos écrits,

Fut, pour avoir au Lorrain insipide

Rendu justice, un écrivain stupide ?

En sentinelle au double mont posé,

C’était sur lui que s’était reposé

Le Dieu des vers. Du haut de sa guérite

Il foudroyait les gens qui, sans mérite,

Et qui sans verve au travail obstinés

Venaient souiller ses parvis profanés.

Las ! il n’est plus et l’inflexible Parque

Trancha trop tôt les jours de l’Aristarque.

Le Dieu du goût en perdant ce censeur,

S’est vu ravir son plus fier défenseur.

Quel écrivain que ce fameux Cynique

Auquel toujours l’implacable critique

En vain tenta de livrer ses assauts !

Que devant lui l’on porte les faisceaux

De l’éloquence ; oui : dans l’illustre Athènes

Son seul rival eût été Démonstènes.

Vous entendez que c’est le Genevois

Qui fièrement me fait hausser la voix.

Quel feu, sorti de sa plume électrique,

Brille et s’attache à sa dialectique !

Avec quel art il orne la raison !

Qu’est notre Arouet mis en comparaison,

Dont les flatteurs nous vantent tant la prose !

Le mot l’occupe, et Jean-Jacques la chose.

Son mâle style est un feu dévorant.

De son cerveau, quel rapide torrent

De sentiments et de hautes idées,

Répand partout ses ondes débordées !

Comme est musclé ce raisonneur profond

Quand il combat et pour jamais confond

Cet insensé qui veut que l’âme altière

Soit le produit d’une vile matière !

Que n’eût-il pas des humains mérité

Si, ne s’armant que pour la vérité,

Il n’employait son nerf hétérodoxe

A renforcer parfois le paradoxe !

D’autant plus même en ce cas, dangereux,

Que des mortels né le plus vigoureux,

Il n’est athlète, allant à sa rencontre,

Fort de jarret, qui puisse tenir contre ;

Et que par lui le vulgaire enchaîné

Marche à son char en esclave traîné.

Avec regret je quitte ce grand homme.

Mais en courroux, le Dieu des vers me somme

D’expédier un certain avorton

Qui sur le Pinde osant donner le ton,

Veut à chacun voir porter son écharpe.

La rime assez vous conduit à La Harpe,

Par le public à sa valeur prisé,

Le nez encor de cinq chutes brisé,

Chargé de vers que sa muse anodine

Si pesamment fait quand elle badine,

Quand elle vise à la légèreté

Du petit chien par maître Jean vanté,

Mais qui toujours a le verbe emphatique,

Et boursouflé s’il se monte au tragique.

Fier des lauriers qu’au Louvre il a reçus

Des mains des Pairs sur son compte déçus ;

Tenant enfin le sceptre du Mercure,

Ce petit homme exerce sa censure

En vrai sultan. Du Pinde il se fait bacha

A triple queue un sot qu’il s’attacha

Et prédestine à la fatale tresse,

Tous les gosiers qui choquent Sa Hautesse.

Du philosophe en qui tout préjugé

S’anéantit, protecteur, protégé,

Il s’est rendu la trompette bruyante.

Aussi, poussé par la secte régnante,

Nous le verrons, jetonnier radieux,

Briller au cercle où dissertent nos Dieux.

Quel démon vient de m’agiter encore ?

De mon cerveau, cher Comte, il vient d’éclore

Des vers frappés au coin le plus mordant

Et la satire aiguise encor ma dent.

Ma foi, Collins qui, rompant l’équilibre,

A soutenu que l’homme n’est pas libre,

Avait raison. Nous sommes emportés

Par le torrent où nous sommes jetés

Bon gré, mal gré. Mais à quoi donc s’amuse,

Me diras-tu, ton indocile muse ?

Laisse en repos nos auteurs indigents.

Pourquoi heurter l’amour-propre des gens ?

En renversant l’idole favorite

Qu’ils se font tous de leur petit mérite ?

Ah ! laisse-les, se croyant possesseurs

De tous les dons qu’épanchent les neuf Sœurs,

Planer gaiement jusques à l’empirée.

Tels que ce fou qui, du port du Pirée

Dans le lointain observant les vaisseaux

Qui sillonnaient la surface des eaux,

Irus de fait, mais Crésus en idée,

Croyait à lui chaque nef abordée.

Quel est l’auteur ennuyeux à périr

Que ta recette ait jamais pu guérir ?

Je n’en sais qu’un que ton bras énergique

Ait désarmé de son poignard tragique ;

Et dont tu fis par ton vers correcteur,

D’un froid poète, un joli prosateur ;

Si fallut-il encor que ton tonnerre

Fût secondé des sifflets du parterre.

Crois-moi, renonce au los de Juvénal,

Laisse le soin aux scribes de journal

D’apprécier chaque écrit subalterne

De nos intrus au Parnasse moderne,

Et t’élevant à de plus hauts objets,

Poursuis le cours de tes premiers projets.

Quand verrons-nous s’élancer de la presse

Certain poème où ta plume s’empresse

A détromper par de mâles efforts

De leurs erreurs, Messieurs nos esprits forts

Qui, partisans d’une raison trop fière,

Ont de la foi rejeté la lumière ?

Dans cette lice où tu fus appelé,

Resteras-tu court d’haleine, essoufflé,

Laisseras-tu de ta main rebutée

Tomber la palme à ta gloire apprêtée ?

Crois-moi : secoue, utile au mécréant,

A ton génie un repos messéant,

Fais éclater à son âme frappée,

La vérité pour toi développée.

Ce noble emploi ne te va-t-il pas mieux

Que d’exercer le talent odieux

De la satire, et que d’user ta poudre

A tirailler sur gens qui, sans ta foudre,

Au sein des airs prenant un vol trop haut

Par leur poids seul retomberont bientôt ?

D’ailleurs, ami, ta plume doctorale

Qui de tout temps se piqua de morale,

Doit, malgré toi, te forcer d’enrayer.

Dans ce chemin que tu sus te frayer,

Est-il licite en plein christianisme

D’aller donner sur le charlatanisme

D’auteurs adroits, avides de renom,

On ne sait comme ayant acquis un nom.

En conscience un malheureux critique

Qui d’un seul trait de sa plume caustique

Ravit aux gens leur gloire et leur état,

Peut-il dormir sur un tel attentat ?

Aimer la gloire et l’estime des hommes,

Est naturel à tous tant que nous sommes.

On peut si bien de ce lot idéal

Grossir son être, écrivait Saint-Réal,

Qu’on devrait même accorder en échange

D’un mauvais livre, un tribut de louange

A l’écrivain qui, sans y réussir,

A pour nous plaire employé son loisir ;

L’équité stricte, adjugeant récompense

A qui pour nous sut se mettre en dépense.

Or, qu’un auteur, ou par brigue, ou par art,

Soit festoyé de même que Ronsard,

Qu’un D… t à son siècle en impose,

Pourquoi troubler sa vaine apothéose ?

Hé ! de quel droit le dessaisir d’un bien

Que l’on consent à lui donner pour rien ?

A fonds perdus, à rente viagère,

Qu’il place au moins sa gloire passagère,

Et qu’il descende au tombeau convaincu

Qu’en sa personne un grand homme a vécu ;

Est-ce un forfait que de s’en faire accroire ?

Quel si grand tort a Raynal de se croire

Un écrivain comparable à Vertot ?

Ah ! qu’il jouisse, et laissons-le plutôt,

Complaisamment embrassant sa chimère,

Que détrompé par la satire amère.

Songeons qu’il n’est que la postérité

Qui puisse aux morts dire la vérité.

Qu’à la bonne heure, un satirique tombe

Sur un auteur dont le froid de la tombe

Met à couvert l’orgueil enseveli,

Dès qu’il a bu les ondes de l’oubli ;

Que son scalpel s’exerce sur l’ouvrage,

L’utilité fait pardonner l’outrage.

Mais disséquer un auteur tout vivant !

Dans son cerveau faire entrer bien avant

L’acier perfide, et fouillant dans son âme

Déchiqueter cette mesquine trame

Où sont ourdis ses vers fastidieux,

A l’œil du sage est un trait odieux !

Vous aurez beau nous citer Perse, Horace,

Et Juvénal, et ceux de notre race

Qui s’en aidaient, Régnier et Despréaux,

Des sots auteurs ces rigides fléaux,

L’erreur fût-elle encor plus générale,

Ne prescrit point contr’une loi morale.

Or cette loi qui défend d’usurper

Les droits d’autrui, doit-elle moins frapper

Sur le renom que de fausses merveilles

Leur ont acquis au prix de tant de veilles ?

Cet aliment de tout être bien né,

Qu’au plus grand jour le ciel a destiné,

Qui le fait croître, et qui seul dans son âme

Des grands talents peut allumer la flamme,

La gloire, est-elle un bien moins précieux

Que l’or qui flatte un traitant orgueilleux ?

N’en doit-on pas excuser la manie

Quand on a vu marchander le génie

Du grand Corneille au jaloux Richelieu,

Comme jadis Simon l’esprit de Dieu ;

Fort bien, dira quelque fâcheux Saumaise ;

Par beau sophisme appuyez bien la thèse,

Vous les verrez, intrus chez Apollon,

Bouleverser tout le sacré vallon,

Changer ses lois, ses maximes, son code,

Par leurs écrits plus passants que la mode,

Gâter le tact aux jeunes aspirants,

Prescrire enfin, s’érigeant en tyrans,

Au Dieu du goût des rites dans son temple.

Effrontément se citant pour exemple

Les plus chétifs, tous jusques à Mercier,

De l’hélicon prendront le sceptre altier,

Et nous verrons bientôt notre patrie

Se replonger dans cette barbarie

Que prêcha tant l’Orateur genevois,

Si nul patron ne prend en main ses droits.

Ne faut-il pas opposer une digue

De main de maître à la veine prodigue

De ces grimauds de versificateurs,

Encouragés par leurs adulateurs ?

Quoi ! préférant à l’intérêt des lettres

Leur vanité, j’admirerais leurs maîtres ?

Plus patient que le mordant Gilbert,

J’accorderais au mielleux Saint-Lambert

Le naturel et la délicatesse

Qu’Anacréon fit sentir à la Grèce ?

Et pour complaire au trop gentil Bernard,

Du doux Nason je lui verrais tout l’art ?

Non ne ferai ; je veux que ma satire

De léthargie à la fin vous les tire,

Et qu’elle soit le magique miroir,

Où, tel qu’il est obligé de se voir,

Tout écrivain qui ternira la glace,

Brisant son luth, se remet à sa place,

Si qu’à Vulcain livrant ses vers rampants

On n’aie plus lieu de rire à ses dépens.

  • 1 On sait, ou pour mieux dire, on ne sait pas que l’auteur de la Dunciade a jugé à propos de parler de moi dans ce poème si méchant, et pourtant si ennuyeux.
  • 2On voit dans un joli médaillon l’abbé Aubert en regard avec la Fontaine. Spectatum admissi risum teneatis
  • 3 La préface de la Métromanie. Qu’on prenne la peine de la lire.
  • 4Peut-être le parterre eut tort.
  • 5 Montezume ou Fernand Cortès, tragédie médiocre tout au plus.
  • 6 Mathieu Lansberg ne lit que dans l’avenir ; Lansberg le M… ne lit que dans le passé ; j’ai donc raison d’appeler ce dernier un Lansberg d’espèce rétrograde.
  • 7 On voit bien que je ne fais pas ici le procès au style de Berruyer ; je parle d’objets de plus grande importance : sa Doctrine.
  • 8 Je crois avoir fait trop d’honneur à l’auteur des Trois siècles, en parlant de lui, mais comme rien n’est plus ordinaire, chez ces gens-là, que la sotte vanité, j’ai bien voulu qu’il sût ce que je pense de son ouvrage, afin qu’il n’aille pas s’imaginer que je le redoute.
  • 9 Allusion au reproche de piocher au Palais fait par M… à un de ses confrères.
  • 10En commençant cette tragédie, Anitus dit, en parlant de Socrate : Il va noyer enfin dans son sang odieux / De la témérité l’exemple dangereux. Noyer dans un sang l’exemple de la témérité ! C’et bien autre chose que la fièvre de la princesse Uranie dans les Femmes savantes, noyée aux bains des propres mains de la princesse !
  • 11On lit, dans une certaine Épître de ce recueil, ces trois vers singuliers : J’ai senti dessécher et périr mon génie / Sous le poids de l’ignominie / Dont mon nom doit être couvert. C’est M.L… qui parle de lui. Credo, quia fit divinitus illi Ingenium, aut rerum fato prudentia major Virg. Georg. I. Lib. Ou, pour la commodité de ceux qui n’entendent pas le latin : Vive Jésus ! il est sorcier ma mère. Gresset, Ververt, ch.2.
  • 12Voilà tout juste le petit Ascagne de l’Énéide… Ascanius, magnae spes altera Roma Aeneid. I.12.

Numéro
$6239


Année
1776

Auteur
Robbé de Beauveset



Références

CSPL, III, 135-156 - Poésies satiriques, II, 125-149 - Satiriques du XVIIIe siècle t.II, p.189-215


Notes

Le texte a aussi été imprimé: Satire au Comte de B[issy], s.l, 1766, 32 p. in-12.