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La Bastille

                La Bastille1

Or ce fut donc par un matin sans faute,

Un beau printemps, un jour de Pentecôte,

Qu’un bruit étrange en sursaut m’éveilla.

Un mien valet, qui du soir était ivre :

« Maître, dit-il, le Saint-Esprit est là ;

C’est lui sans doute, et j’ai lu dans mon livre

Qu’avec vacarme il entre chez les gens. »

Et moi de dire alors entre mes dents :

« Gentil puîné de l’essence suprême,

Beau Paraclet, soyez le bienvenu ;

N’êtes-vous pas celui qui fait qu’on aime ? »

En achevant ce discours ingénu,

Je vois paraître au bout de la ruelle

Non un pigeon, non une colombelle,

De l’Esprit-Saint oiseau tendre et fidèle,

Mais vingt corbeaux, de rapine affamés,

Monstres crochus que l’enfer a formés :

L’un près de moi s’approche en sycophante ;

Un maintien doux, une démarche lente,

Un ton cafard, un compliment flatteur

Cachent le fiel qui lui ronge le cœur.

« Mon fils, dit-il, la cour sait vos mérites ;

On prise fort les bons mots que vous dites,

Vos petits vers et vos galants écrits,

Et comme ici tout travail a son prix,

Le roi, mon fils, plein de reconnaissance,

Veut de vos soins vous donner récompense,

Et vous accorde, en dépit des rivaux,

Un logement dans un de ses châteaux.

Les gens de bien qui sont à votre porte

Avec respect vous serviront d’escorte ;

Et moi, mon fils, je viens de par le roi

Pour m’acquitter de mon petit emploi.

Trigaud2 , lui dis-je, à moi point ne s’adresse

Ce beau début ; c’est me jouer d’un tour

Je ne suis point rimeur suivant la cour ;

Je ne connais roi, prince, ni princesse,

Et si tout bas je forme des souhaits,

C’est que d’iceux ne sois connu jamais.

Je les respecte : ils sont dieux sur la terre,

Mais ne les faut de trop près regarder ;

Sage mortel doit toujours se garder

De ces gens-là qui portent le tonnerre.

Partant, vilain, retournez vers le roi,

Dites-lui fort que je le remercie

De son logis; c’est trop d’honneur pour moi,

Il ne me faut tant de cérémonie3 .

Je suis content de mon bouge, et les dieux,

Dans mon taudis, m’ont fait un sort tranquille ;

Mes biens sont purs, mon sommeil est facile,

J’ai le repos ; les rois n’ont rien de mieux. »

J’eus beau parler et j’eus beau m’en défendre,

Tous ces messieurs, d’un air doux et badin,

Obligeamment me prirent par la main :

« Allons, mon fils, marchons… » Fallut me rendre,

Fallut partir. Je fus bientôt conduit

En coche clos vers le royal réduit,

Que près Saint-Paul ont vu bâtir nos pères

Par Charles cinq4 . O gens de bien, mes frères,

Que Dieu vous gard' d’un pareil logement !

J’arrive enfin dans mon appartement.

Certain croquant, avec douce manière,

Du nouveau gîte exaltait les beautés,

Perfections, aises, commodités.

« Jamais Phébus, dit-il, dans sa carrière

N y fait briller sa trop vive lumière.

Voyez ces murs de dix pieds d’épaisseur,

Vous y serez avec plus de fraîcheur. »

Puis, me faisant admirer la clôture,

Triple la porte et triple la serrure ;

Grilles, verrous, barreaux de tout côté.

« C’est, me dit-il, pour votre sûreté. »

Midi sonnant, un chaudeau5 l’on m’apporte ;

La chère n’est délicate ni forte.

De ce beau mets je n’étais point tenté,

Mais on me dit : « C’est pour votre santé ;

Mangez en paix, ici rien ne vous presse. »

Me voici donc en ce lieu de détresse,

Embastillé, logé fort à l’étroit.

Ne dormant point, buvant chaud, mangeant froid,

Sans passe-temps, sans ami, sans maîtresse6 .

« O Marc-René7  ! que Caton le Censeur

Jadis dans Rome eût pris pour successeur,

Marc-René ! de qui la faveur grande

Fait ici-bas tant de gens murmurer,

Vos beaux avis m’ont fait claquemurer8 ,

Que quelque jour le bon Dieu vous le rende9  ! »

  • 1C’est la satire que Voltaire composa au sujet de son arrestation. Bien qu’elle ait été plusieurs fois imprimée, nous avons pensé qu’on la lirait avec plaisir dans ce recueil, où sa place était tout naturellement marquée. (R) Le poème est parfois attribué à Roy (par exemple Lille MS67 ou F.Fr.9351 qui le date de 1725). Il figure aussi assez souvent dans des recueils de Calotte.
  • 2 Homme qui use de détours et de mauvaises finesses. (R)
  • 3Lorsque Voltaire fut présenté au Régent, après le succès d’Oedipe, il tint à peu près le même langage au prince, qui l’avait favorablement accueilli : « Monseigneur, dit‑il, je trouverais fort bon si Sa Majesté voulait désormais se charger de ma nourriture, mais je supplie Votre Altesse de ne plus se charger de mon logement. » (R)
  • 4La Bastille Saint‑Antoine faisait partie des ouvrages destinés à la défense de l’enceinte continue que le prévôt des marchands, Étienne Marcel, avait fait élever après la bataille de Poitiers. Charles V l’agrandit et la fortifia.
  • 5Sorte de brouet ou de bouillon chaud. (R)
  • 6 La maîtresse à laquelle Voltaire fait allusion doit être la belle Suzanne‑Catherine Gravet de Corsembleu de Livry. Elle l’avait trahi pour Genonville, que le poète imprudent avait eu le tort d’admettre dans son intimité. C’est de ce perfide ami qu’il disait plus tard : Je sais que par déloyauté / Le fripon naguère a tâté / De la maîtresse tant jolie, / Dont j’étais si fort entêté. / Il rit de cette perfidie, / Et j’aurais pu m’en courroucer / Mais je sais qu’il faut se passer / Des bagatelles dans la vie. (R)
  • 7Marc‑René de Voyer d’Argenson, alors lieutenant de police. (R)
  • 8Ce n’étaient pas les avis de d’Argenson qui firent claquemurer le satirique, mais les rapports de l’officier Beauregard, qui faisait le métier d’espion, et avec lequel Arouet s’était imprudemment lié. Ces rapports, publiés par Beuchot, dans son édition de Voltaire, ont pour titre : Mémoire instructif des discours que m’a tenus le sieur Arouet depuis qu’il est de retour de chez M. de Caumartin. (R)
  • 9Nota: ce fut M. d'Argenson qui mit à la mode de faire mettre à la Bastille les chansonniers poètes satiriques. (F.Fr.9351)

Numéro
$0194


Année
1717

Auteur
Voltaire, parfois attribué à Roy ou à l'abbé Margon



Références

Raunié, II, 216-21 - F.Fr.9351, f°105r-106v - F.Fr.15018, 183r-186r - F.Fr.15140, p.400-07 - BHVP, MS 664, f°20v-24r - La Harpe, CL, t.I, p.421-22 - Bordeaux, BM, 700, f 287r-290v - Lille, BM, 65, p.103-08 - CLG [ed. Kölving], t.VIII (1761), p.109-11

Le poème figure dans les Oeuvres complètes de Voltaire, édition d'Oxford: tome IB Oeuvres de 1707-1722 (II), p.346-61. A cette place, il y est fait référence à d'autres occurrences que celles figurant ci-dessus: Rouen BM, Acad. C38bis, f°16r-20r - BHVP rés.2025, f°30v - F.Fr.25656, f°342 - NaF 22819, f°177r - NaF 24344, f°64r -  NaF 2778, f°184r


Notes

Épître de Voltaire sur son emprisonnement à la Bastille en 1744 [!] (F.Fr.15140)