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Le Joyeux système

Le joyeux système1
Vous qui cherchez le délectable,
Venez ici prendre leçon ;
Je donne tout à l'agréable,
La joie est toujours de saison.
Je suis un philosophe aimable
Qui viens corriger la raison.

Le plan de mon joyeux système
Se peut concevoir aisément,
Le plaisir est le bien suprême2 ,
Voilà mon unique argument.
En doutez-vous ? Votre cœur même
M'en sert de preuve à ce moment.

Cette vérité simple et pure
Chaque instant se présente à moi ;
Toujours fidèle à la nature,
Son étude est mon seul emploi.
Mes sens sont la juste mesure
De ses bienfaits et de sa loi.

Tais-toi donc, orgueilleux stoïque !
Ta morale a trop de rigueur.
Ta sagesse est problématique,
Ton triste sang-froid me fait peur ;
En vain à l'esprit on s'explique,
Quand on ne parle pas au coeur.

On n'aperçoit dans Aristote
Qu'embarras et qu'obscurité ;
Il crut jadis dans la marotte
D'avoir conquis la vérité.
Laissons ce vieillard qui radote,
C'est le droit de l'ancienneté.

Socrate, Platon et Sénèque
Avaient des talents précieux ;
Au fond de ma bibliothèque3
Je les ai logés de mon mieux ;
Ils ont sur moi bonne hypothèque,
J'en lirai quand je serai vieux.

Quand je vois les plus grands d'Athènes,
Avec un respect empressé,
Courir après leur Diogène :
Quoi ! dis-je d'un ton courroucé,
Encor si la tonne était pleine !
Mais ce n'est qu'un tonneau percé.

Qu'apprend-on avec Héraclite
Qui larmoie en joignant les mains ?
S'instruit-on avec Démocrite
Qui rit des dieux et des humains ?
Le contraste est tout le mérite
De ces rivaux contemporains.

Lorsque Descartes hors d'haleine,
Au milieu de ses tourbillons,
Croit pouvoir les ranger sans peine
Comme on ferait des bataillons4 ,
C'est un enfant qui se démène
Pour attraper des papillons5 .

Revenons donc à mon système :
Amis, usez-en à loisir.
Éloignez-vous de tout extrême,
N'épuisez ni soif ni désir6  :
Le plaisir est le bien suprême,
Mais l'excès n'est point un plaisir.

Pardonne-moi, grand Épicure,
Si j'ose commenter ta loi ;
Ne le prends pas pour une injure,
Chacun travaille ici pour soi ;
Ton système est d'après Nature :
Elle m'a parlé comme à toi7 .

  • 1Chanson faite par l’abbé Bignon pour répondre à ceux qui condamnent sa vie qu’ils supposent toute débordée, quand il est dans son prieuré de Meulan. (M.) — Il paraît que ces soupçons n’étaient pas dénués de fondement, puisque Saint‑Simon déclare que l’abbé Bignon « se fit une île enchantée auprès de Meulan, qui se put comparer en son genre à celle de Caprée, l’âge ni les places ne l’ayant pas changé, et n’y ayant gagné qu’à faire estimer son savoir et son esprit aux dépens de son cœur et de son âme. » (R
  • 2La conduite de l’abbé était en harmonie avec ses maximes ; « il avait prêché avec beaucoup d’applaudissements, mais sa vie avait si peu répondu à sa doctrine, qu’il n’osait plus se montrer en chaire. » (R)
  • 3Il avait formé une bibliothèque de plus de cinquante mille volumes, qu’il vendit à Law, après avoir été nommé bibliothécaire du roi (1718.) (R)
  • 4Je ris. Son espérance est vaine. (F.Fr.12999)
  • 5Il est difficile de railler avec plus d’esprit et de bon sens les philosophes anciens et modernes. (R)
  • 6N'épuisez jamais le désir. (F.Fr.12999)
  • 7 La copie de cette chanson fut envoyée par l’abbé Bignon lui‑même à Clairambault : à la fin de la pièce il avait ajouté ces mots : « Vous me le renverrez, Ia copie est faite pour votre recueil » et il avait modifié par une addition, la note du titre : chanson faite (à ce que l’on croit) par M. l’abbé Bignon. (R)

Numéro
$0327


Année
1719 / 1723

Auteur
abbé Bignon, d'Hagnier?



Références

Raunié, III,111-14 - Clairambault, F.Fr.12697, p.187-88 - Clairambault, F.Fr.12699, p.143-44 -Maurepas, F.Fr.12630, p.1-4 - Maurepas, F.Fr.12631, p.159-62 -  - F.Fr.9352, f°44v-46r


Notes

Par d’Hagnier, le fameux chansonnier. 1723 (Clairambault).