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Lettre de M. de Voltaire

O très singulière Martel1 ,

J’ai pour vous estime profonde:

C’est dans votre petit hôtel,

C’est sur vos soupers que je fonde

Mon plaisir, le seul bien réel

Qu’un honnête homme ait en ce monde.

Il est vrai qu’un peu je vous gronde;

Mais, malgré cette liberté,

Mon coeur vous trouve, en vérité,

Femme à peu de femmes seconde;

Car sous vos cornettes de nuit,

Sans préjugés et sans faiblesse,

Vous logez esprit qui séduit,

Et qui tient fort à la sagesse.

Or, votre sagesse n’est pas

Cette pointilleuse harpie

Qui raisonne sur tous les cas,

Et qui, triste soeur de l’Envie,

Ouvrant un gosier édenté,

Contre la tendre Volupté

Toujours prêche, argumente et crie;

Mais celle qui si doucement,

Sans efforts et sans industrie,

Se bornant toute au sentiment,

Sait jusques au dernier moment

Répandre un charme sur la vie.

Voyez-vous pas de tous côtés

De très décrépites beautés,

Pleurant de n’être plus aimables,

Dans leur besoin de passion

Ne pouvant rester raisonnables,

S’affoler de dévotion,

Et rechercher l’ambition

D’être bégueules respectables?

Bien loin de cette triste erreur,

Vous avez, au lieu de vigiles,

Des soupers longs, gais et tranquilles;

Des vers aimables et faciles,

Au lieu des fatras inutiles

De Quesnel et de Letourneur;

Voltaire, au lieu d’un directeur;

Et, pour mieux chasser toute angoisse,

Au curé préférant Campra,

Vous avez loge à l’Opéra

Au lieu de banc à la paroisse;

Et ce qui rend mon sort plus doux,

C’est que ma maîtresse chez vous,

La Liberté, se voit logée;

Cette Liberté mitigée,

A Voeu ouvert, au front serein,

A la démarche dégagée,

N’étant ni prude, ni catin,

Décente, et jamais arrangée,

Souriant d’un souris badin

A ces paroles chatouilleuses

Qui font baisser un oeil malin

A mesdames les précieuses.

C’est là qu’on trouve la Gaîté,

Cette soeur de la Liberté,

Jamais aigre dans la satire,

Toujours vive dans les bons mots,

Se moquant quelquefois des sots,

Et très souvent, mais à propos,

Permettant au sage de rire.

Que le ciel bénisse le cours

D’un sort aussi doux que le vôtre!

Martel, l’automne de vos jours

Vaut mieux que le printemps d’une autre.

  • 1Lettre de M. de Voltaire à Mme de Fontaine-Martel 1732. D'un coin de votre grenier je vous adresse cette lettre que Beaugenci doit vous remettre ce soir au bas de l'escalier.

Numéro
$6126


Année
1732

Auteur
Voltaire



Références

Clairambault, F.Fr.12704, p.227-29 - Maurepas, F.Fr.12633, p.126-28 - F.Fr.15146, p.224-29 - Stromates, I, 313-16


Notes

Lettre de M. Arouet de Voltaire à Madame de Fontaine-Martel. 1732