

Les trois empereurs
En Sorbonne
Par M. l’abbé Caille
L’héritier de Brunswick et le roi des Danois,
Vous le savez, amis, ne sont pas les seuls princes
Qu’un désir curieux mena dans nos provinces,
Et qui des bons esprits ont réuni les voix :
Nous avons vu Trajan, Titus, et Marc-Aurèle,
Quitter le beau séjour de la gloire immortelle,
Pour venir en secret s’amuser dans Paris,
Quelque bien qu’on puisse être, on veut changer de place :
C’est pourquoi les Anglais sortent de leur pays.
L’esprit est inquiet, et de tout il se lasse.
Souvent un bienheureux s’ennuie en paradis.
Le trio d’empereurs, arrivé dans la ville,
Loin du monde et du bruit choisit son domicile
Sous un toit écarté, dans le fond d’un faubourg.
Ils évitaient l’éclat : les vrais grands le dédaignent.
Les galants de la cour, et les beautés qui règnent,
Tous les gens du bel air, ignoraient leur séjour :
A de semblables saints il ne faut que des sages ;
Il n’en est pas en foule. On en trouva pourtant,
Gens instruits et profonds qui n’ont rien de pédant,
Qui ne prétendent point être des personnages ;
Qui, des sots préjugés paisiblement vainqueurs,
D’un regard indulgent contemplent nos erreurs ;
Qui, sans craindre la mort, savent goûter la vie ;
Qui ne s’appellent point la bonne compagnie,
Qui la sont en effet. Leur esprit et leurs moeurs
Réussirent beaucoup chez les trois empereurs.
A leur petit couvert chaque jour ils soupèrent ;
Moins ils cherchaient l’esprit, et plus ils en montrèrent.
Tous charmés l’un de l’autre, ils étaient bien surpris
D’être sur tous les points toujours du même avis.
Ils ne perdirent point leurs moments en visites ;
Mais on les rencontrait aux arsenaux de Mars,
Chez Clio, chez Minerve, aux ateliers des arts.
Ils les encourageaient en prisant leurs mérites.
On conduisit bientôt nos nouveaux curieux
Aux chefs-d’oeuvre brillants d’Andromaque et d’Armide
Qu’ils préféraient aux jeux du Cirque et de l’Élide :
Le plaisir de l’esprit passe celui des yeux.
D’un plaisir différent nos trois césars jouirent,
Lorsqu’à l’observatoire un verre industrieux
Leur fit envisager la structure des cieux,
Des cieux qu’ils habitaient, et dont ils descendirent.
De là, près d’un beau pont que bâtit autrefois
Le plus grand des Henris, et peut-être des rois,
Marc-Aurèle aperçut ce bronze qu’on révère,
Ce prince, ce héros célébré tant de fois,
Des Français inconstants le vainqueur et le père :
Le voilà, disait-il, nous le connaissons tous ;
Il boit au haut des cieux le nectar avec nous.
Un des sages leur dit : Vous savez son histoire,
On adore aujourd’hui sa valeur, sa bonté ;
Quand il était au monde, il fut persécuté ;
Bury même à présent lui conteste sa gloire1:
Pour dompter la critique, on dit qu’il faut mourir :
On se trompe ; et sa dent, qui ne peut s’assouvir,
Jusque dans le tombeau ronge notre mémoire.
Après ces monuments si grands, si précieux,
A leurs regards divins si dignes de paraître,
Sur de moindres objets ils baissèrent les yeux.
Ils voulurent enfin tout voir et tout connaître :
Les boulevards, la Foire, et l’Opéra-Bouffon ;
L’école où Loyola corrompit la raison ;
Les quatre facultés, et jusqu’à la Sorbonne.
Ils entrent dans l’étable où les docteurs fourrés
Ruminaient saint Thomas, et prenaient leurs degrés.
Au séjour de l’Ergo, Ribaudier en personne
Estropiait alors un discours en latin2.
Quel latin, juste ciel ! les héros de l’Empire
Se mordaient les cinq doigts pour s’empêcher de rire.
Mais ils ne rirent plus quand un gros augustin
Du concile gaulois lut tout haut les censures.
Il disait anathème aux nations impures
Qui n’avaient jamais su, dans leurs impiétés,
Qu’auprès de l’Estrapade il fût des facultés,
O morts ! s’écriait-il, vivez dans les supplices3;
Princes, sages, héros, exemples des vieux temps,
Vos sublimes vertus n’ont été que des vices ;
Vos belles actions, des péchés éclatants.
Dieu, juste selon nous, frappe de l’anathème
Épictète, Caton, Scipion l’Africain,
Ce coquin de Titus, l’amour du genre humain,
Marc-Aurèle, Trajan, le grand Henri lui-même,
Tous créés pour l’enfer, et morts sans sacrements.
Mais, parmi ses élus, nous plaçons les Cléments4,
Dont nous avons ici solennisé la fête ;
De beaux rayons dorés nous ceignîmes sa tête :
Ravaillac et Damiens, s’ils sont de vrais croyants5,
S’ils sont bien confessés, sont ses heureux enfants.
Un Fréron bien huilé verra Dieu face à face6;
Et Turenne amoureux, mourant pour son pays,
Brûle éternellement chez les anges maudits.
Tel est notre plaisir, telle est la loi de grâce.
Les divins voyageurs étaient bien étonnés
De se voir en Sorbonne, et de s’y voir damnés :
Les vrais amis de Dieu répriment leur colère.
Marc-Aurèle lui dit d’un ton très débonnaire7:
Vous ne connaissez pas les gens dont vous parlez ;
Les facultés parfois sont assez mal instruites
Des secrets du Très Haut, quoiqu’ils soient révélés.
Dieu n’est ni si méchant ni si sot que vous dites.
Ribaudier, à ces mots roulant un oeil hagard,
Dans des convulsions dignes de Saint-Médard,
Nomma le demi-dieu déiste, athée, impie,
Hérétique, ennemi du trône et de l’autel,
Et lui fit intenter un procès criminel.
Les Romains cependant sortent de l’écurie.
Mon Dieu, disait Titus, ce monsieur Ribaudier,
Pour un docteur français, me semble bien grossier.
Nos sages rougissaient pour l’honneur de la France.
Pardonnez, dit l’un d’eux, à tant d’extravagance :
Nous n’assistons jamais à ces belles leçons.
Nous nous sommes mépris ; Ribaudier nous étonne.
Nous pensions en effet vous mener en Sorbonne,
Et l’on vous a conduits aux Petites-Maisons.
Numéro $7567
Année 1788
Auteur Voltaire
Description
117 vers
Références
Satiriques du dix-huitième siècle, p.94-98
Mots Clefs Voltaire - Les trois empereurs en Sorbonne Par M. l’abbé Caille