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Les Adieux de l’arbre de Cracovie

Les adieux de l’arbre de Cracovie1
Adieu, nouvellistes fameux,
Qui, la canne en main, sur la terre
Traciez, près de mon tronc poudreux,
La Manche, ou les États perdus par l’Angleterre ;
Qui, sans sortir du beau jardin
Où depuis cent ans je végète,
En lorgnant Lise et sa soubrette,
Dans l’Inde battiez l’Africain,
Et, sur le Pô, l’Américain ;
Qui braviez les frimas, les Patagons et l’onde,
Et les orages destructeurs ;
Et, sédentaires voyageurs,
Avec Cook hardiment faisiez le tour du monde.
Adieu, cercles délicieux,
Brillantes nymphes de ces lieux,
En robes courtes, polonaises,
En robes traînantes, anglaises,
Qui tous les soirs, en tapinois,
Riant, jasant près de mon bois,
La chevelure élégamment tressée
En lacs, pendante ou retroussée,
Et dans l’ombre, au hasard, lançant des traits vainqueurs,
En savourant la glace, enflammiez tous les cœurs.
Adieu, fils de Mars en lévites,
En triples collets si charmants,
Grands cœurs sous le froc des ermites ;
Adieu, robins en catogans !
Adieu, pédants, basoche, huissiers à sombres mines,
En fracs puce, poudrés, musqués,
Fièrement armés de badines !
Adieu, filous si bien masqués,
En prunes de Monsieur et en cheveux de reine.
Adieu, troupe gaillarde aux charmes demi-nus !
Marchandes étalant au palais de Vénus,
Le soir sous mon couvert, contant mainte fredaine,
Ou bien courant la prétentaine.
Ah ! reçois mes tendres adieux :
O ma fille ! ô Crosnier2 , toi qui fais tant de choses,
Qui de ton siège as vu tant de métamorphoses,
Tant ouï de propos joyeux.
Adieu, bon Josserand3 , mon voisin riche et triste !
Pauvre Aubertot4 , quels seront tes destins ?
Brillant Caveau5 , si tu t’éteins,
Je plains l’essaim d’auteurs qui par toi seul existe.
Adieu, Goudard6 , aux gracieux concerts,
Adieu Français, Anglais, Chinois, tout l’univers !
Vous frémissez d’effroi, mon sort vous glace ;
Un arbre décrépit vous fait verser des pleurs.
Rassurez-vous, sensibles cœurs ;
Bientôt un plant nouveau, plus brillant, me remplace.
Or écoutez mon oracle divin :
Vous voyez ces débris et ce terrain sauvage ;
C’est là qu’en colonnade, un magnifique ouvrage
Formera le contour d’un superbe jardin ;
J’y vois mon successeur couvrant de son feuillage,
Ainsi que moi, le fou, le sage,
L’homme ignorant, l’homme lettré,
Le fat et le héros de la terre adoré.
Vous y verrez vos élégantes,
Turques, sultanes ravissantes,
Un long voile attaché sur leurs brillants cheveux,
Les joyaux rehaussant leurs vêtements pompeux,
Dans ces nouveaux atours si belles, si touchantes.
Je ne répondrais pas qu’un jour,
Dans un ravissement, dans un transport d’amour,
Oui, qu’un beau jour, ne les vissiez, Indiennes,
Se brunissant le teint à qui mieux mieux :
Païennes ! non, toujours chrétiennes,
Séchant les pleurs des malheureux.
Du grand Jeannot7 et des Redoutes8
Vous les voyez raffoler toutes ;
Vous les verrez, lasses des jeux,
Fuyant les amours et les fêtes,
Se renfermer dans de sombres retraites ;
Puis des vapeurs, car il en faut,
Femme à vapeurs est la perle des femmes.
Ah ciel ! si l’amour du Très-Haut,
D’un feu brûlant vient embraser leurs âmes,
Qu’il fera beau les voir, gentilles sœurs du pot,
Jeter au feu toute la kyrielle
Des colifichets, des pompons,
Sacrifiant tout… hormis leurs bonbons,
Dans leurs élans prendre Agnès pour modèle,
Gorge couverte et repoussant un lin
Du plus beau blanc, bien empesé, bien fin,
En croix d’or, faisant des conquêtes
Sans hérissons, sans casque, sans aigrettes,
Les reliques au bras remplaçant les rubis ;
Et cachant leurs attraits sous de grossiers habits,
Pour tout dire en un mot, des anges,
Des chérubines, des archanges !
Heureux Français, que vous serez contents !
Dans nos mœurs, direz-vous, quels changements étranges,
Ne me croyez-vous pas ? Vivez encore cent ans.

  • 1« C’était l’arbre de la grande allée du Palais‑Royal, sous lequel se rassemblaient tous nos nouvellistes. M. le duc de Chartres vient de faire abattre cette superbe allée, ainsi que tous les arbres du jardin, pour y faire construire trois nouvelles rues, parallèles à celle de Richelieu, à la rue Neuve‑des‑Petits‑Champs et à celle des Bons-Enfants. Le jardin, qui était de quatorze arpents, se trouvera réduit, mais il sera entouré d’un beau portique sous lequel on pourra se promener à couvert. ». (CLG — Note de Meister.)Cet arbre s’était abattu aux trois quarts au mois de juin 1779 et avait presque écrasé dans sa chute une vingtaine de nouvellistes ; depuis, il ne formait plus qu’un tronc informe.(R)
  • 2Marchande du Palais‑Royal (M.)(R)
  • 3Josserand, le maître du café de Foy. C’est celui qui disait l’année dernière : « Je perds, sur chaque glace que je vends, plus de deux sous, mais je me sauve sur la quantité. » (Note de Meister.)(R)
  • 4Limonadier du café de Conti. (M.)(R)
  • 5C’est le café où se font les meilleures glaces. Si l’on y débite plus de mauvais vers que de bons, c’est qu’il s’en fait beaucoup plus de ceux‑là que des autres, même à l’Académie (M.)(R)
  • 6Mme Goudard, plus célèbre encore par ses aventures que par ses talents et sabeauté. (M.)(R)
  • 7Le sieur Volange, aussi sublime cette année dans le rôle Jérôme Pointu qu’il le fut à son début sur le théâtre des Variétés amusantes dans celui de Jeannot. (M.)(R)
  • 8« La redoute chinoise est un vauxhall d’un nouveau genre, qui vient d’être établi dans l’enclos de la foire Saint-Laurent. C’est un grand salon à colonnes terminé par deux galeries et construit sur un rocher. Sa forme et tous ses ornements, tant de peinture que de sculpture, sont dans le goût chinois. Les lanternes qui l’éclairent, étant de verre dépoli, n’y répandent qu’une lumière douce et tendre, semblable à celle des lanternes chinoises, faites, comme on sait, de nacre et de perles. Le rocher sur lequel la salle paraît élevée est une espèce de grotte artificielle qui sert de café, et où l’on trouve tous les rafraîchissements de la saison. Vis‑à‑vis la redoute est le restaurateur ; c’est un caravansérail asiatique. L’escalier et les différentes pièces dont il est composé, toutes ouvertes d’un ou de plusieurs côtés, forment un aspect assez piquant, au moins par sa singularité. Entre les deux édifices sont placés un jeu de bagues tournant dans une escarpolette chinoise, et une escarpolette orientale. Ces jeux sont desservis par des hommes habillés à la chinoise et l’enclos est fermé par une décoration d’arbres et de paysages étrangers. Si les objets y paraissaient moins entassés sur le peu d’espace qui les réunit, ce lieu d’assemblée serait d’une construction tout à fait agréable. La nouveauté de la décoration, le goût des peintures qui en font le principal ornement, l’unité du costume qui y règne font infiniment honneur au talent de M. Munich, et la promptitude avec laquelle il l’a exécutée tient presque du prodige. Le Nestor de la France [Maurepas] n’a pas dédaigné d’honorer le nouveau spectacle de sa présence. » (Note de Meister.)(R)

Numéro
$1490


Année
1781




Références

Raunié, X,9-13