Le Siècle présent
Le siècle présent
J’ai souvent remarqué qu’à force de mystère
On était importun ; j’ai dit : il faut me taire :
Tout ce que j’ai pensé je l’ai mis par écrit ;
Mais sans réflexion et souvent sans esprit.
Nous vivons autrement que ne vivaient nos pères ;
Nous jouons fort gros jeu, mais nous ne mangeons guères.
Eux faisaient grande chère et jouaient petit jeu ;
Ils ne s’amusaient pas, mais ils s’ennuyaient peu.
Nous avons plus de peine à supporter la vie,
Et ce qui les charmait à présent nous ennuie.
Il me semble, en un mot, qu’au siècle où nous vivons,
Les plaisirs sont plus courts et les ennuis plus longs ;
Les corps plus délicats, les âmes plus fragiles ;
Les hommes plus cruels, les femmes plus faciles ;
Les petits sont plus bas, mais les grands sont moins hauts ;
Les hivers sont plus froids et les étés moins chauds ;
Les courtisans plus plats, les rois plus imbéciles ;
Les chanceliers plus faux, les maîtresses plus viles :
Ainsi je me plaisais à parcourir les rangs.
J’ai trouvé peu d’amis, encor moins de parents :
Des maîtres toujours durs, des valets indociles,
Des Parlements détruits et des lois inutiles.
Tout va de mal en pis, et, par un sort fatal,
Ceux qui parlent le mieux agissent le plus mal.
Les fripons font les lois et les sots obéissent ;
Les amants n’aiment point, les maîtresses trahissent ;
L’estomac est trop faible et l’appétit trop fort,
Personne n’a raison et la nature a tort.
A force de souplesse on parvient à la gloire.
Un savant a trouvé, si j’ai bonne mémoire,
Plus de mal dans le mal que de bien dans le bien.
La douleur est réelle et la santé n’est rien.
A nos vœux les plus doux le destin est contraire,
Et l’on déplaît souvent parce qu’on voudrait plaire.
Les plus petits succès demandent quelque soin :
Les désirs sont trop près et les objets trop loin ;
Les sentiments sont froids, les paroles de même ;
On ignore qu’on hait, on ne sait pas qu’on aime.
L’homme le plus heureux se plaint encor du sort ;
On ne vit pas longtemps et l’on est longtemps mort.
Raunié, VIII, 261-62 - F.Fr.13652, p.83-84