Le Mariage du Dauphin
Le mariage du Dauphin1
Un bon Français, sans argent2
,
Doit pourtant
Faire éclater, dans son chant,
Les vifs transports de son âme
Sur le Dauphin et sa femme.
Ce sont de jeunes époux
Dont les goûts
Seront fructueux pour nous,
En procurant l’abondance
Et des Bourbons chers en France.
L’un et l’autre est, grâce à Dieu,
De bon lieu,
Et d’un âge où l’on prend feu ;
Il est aimable, elle est belle,
L’on mettra tout par écuelle.
L’Allemand et le François,
Autrefois,
S’entretuaient pour leurs rois :
Se battre est chose exécrable ;
Se baiser est plus aimable.
Le Français et l’Allemand,
Bien contents,
Boiront ensemble souvent ;
Ils vont s’imposer la règle
D’accoupler les lis et l’aigle.
Sur cet hymen précieux
Tous les dieux
Et les mortels ont les yeux ;
Le Parnasse entier apprête
De bons couplets pour la fête.
Le prévôt, les quartiniers,
Les premiers,
Abreuveront leurs quartiers ;
Et chacun fera sa charge
En beau rabat long et large.
Les échevins de Paris,
Bien nourris,
Seront noblement garnis
D’habits de cérémonies
Et de robes mi-parties.
Des feux variés et clairs,
Dans les airs,
Feront comme des éclairs ;
Nous aurons un temps propice
Pour les soleils d’artifice.
Pour animer le grand jour
Où l’amour
Doit triompher à la cour,
Nous ferons dans des boutiques
Bals et festins magnifiques.
Tout le long des boulevards,
Les pétards
S’entendront de toutes parts ;
L’on verra clair dans les nues,
Et des foules plein les rues.
L’on y verra des mamans,
Des enfants,
Des moines et des marchands,
Des confiseurs, des gimblettes,
Et des troupeaux de fillettes.
Des minois aussi jolis
Que polis
Nous agaceront gratis ;
L’on sentira l’avantage
D’une police bien sage.
Les filles et les garçons,
Bons lurons,
Diront de bonnes chansons,
Si les mères de famille
Ont des poulettes gentilles.
Les objets les plus charmants
Sur des bancs
Amuseront les passants ;
Et d’autres seront à l’ombre
Dans des carrosses sans nombre.
Les arbres, en guéridons,
Les balcons,
Seront chargés de lampions ;
Partout le bon goût décide :
C’est un Bignon qui préside.
A la ville l’on fera
Grand gala,
Le bon vin y coulera ;
L’on y verra l’abondance
Et des gueuletons d’importance3
.
L’on verra des feux nouveaux
Sur les eaux,
L’on ira dans des bateaux ;
La Seine sera ravie
Qu’on la mette au bain-marie.
L’on fera des échafauds
Grands et hauts,
Pour empêcher que les flots
Ne lavent avec licence
Bien des curieux de France.
Les dorures, les lambris,
Les vernis
Peindront à nos yeux surpris
La ville de Paris même,
Et des vaisseaux pour emblème.
L’on pourra tout aller voir,
Sur le soir,
Sans craindre le pot au noir ;
Nous aurons dans la mêlée
Quelque perruque brûlée.
L’on verra les habitants,
Tous fringants,
S’ébaudissant en pleins vents,
Danser, quelque temps qu’il fasse,
Dans les bouts de chaque place.
A la Grève, avec grands frais,
Sur les quais,
Sur les remparts bien refaits,
A grand’force l’on s’apprête ;
Que d’annonces pour la fête !
L’on mettra sur des tréteaux
Des tonneaux,
Des cervelas, des gigots ;
L’on aura du vin de Beaune
Et des boudins longs d’une aune.
Les cris, les transports divers,
Les concerts,
Feront retentir les airs ;
D’argent nous ferons recette
Si le gouverneur en jette.
Les spectacles laids ou beaux
Font aux sots
Tenir de mauvais propos.
Le citoyen laisse dire
Les plats bouffons sans en rire.
- 1Chanson par Joachim Ducreux, magister de Troissereux, près Beauvais. (M.) — C’est le 16 juin que le Dauphin épousa, dans la chapelle du château de Versailles, l’archiduchesse Marie‑Antoinette. Ce mariage, habilement préparé par le duc de Choiseul, resserrait l’alliance de la France avec la maison d’Autriche.(R)
- 2M. le prévôt des marchands a reçu ces jours-ci à table un paquet contenant des couplets imprimés sur les réjouissances, où, à travers le ton grivois qui y règne, et la bonhomie apparente de l’auteur, on trouve beaucoup de traits de causticité, qui empêcheront de laisser répandre cette chanson. On en peut juger par le commencement. : En bon Français pourtant, / Il faut, quoique sans argent, / Entrer en danse, etc.(R)
- 3Les espérances du chansonnier furent déçues ; la Vie privée de Louis XV constate, en effet, que le jour du mariage « la ville de Versailles ne parut participer en rien à ce grand événement, et Paris reçut le reproche d’avoir fait les choses avec la plus grande mesquinerie. On vit avec indignation les pauvres qui demandaient l’aumône ce jour‑là comme les autres ; ni cervelas, ni pain, ni vin pour eux. Les grands seigneurs ne se distinguèrent pas davantage et le magnifique palais du ministre de Paris, du comte de Saint‑Florentin, n’était éclairé que par deux ifs de lampions peu élevés de terre. » (R)
Raunié, VIII,174-80