Le Mémoire du duc de Choiseul
Le mémoire du duc de Choiseul1
Pourquoi donc remettre un mémoire ?
Ça sent sa fin,
Chacun glose et fait son histoire
Soir et matin ;
On dit : Dans cet écrit célèbre,
Modestement,
Il fait son oraison funèbre
Dès son vivant.
Pourquoi prendre le soin extrême
De se vanter,
Surtout dans ce temps de carême
Fait pour prier ?
Vos faits constatent votre gloire
Depuis huit ans,
On en gardera la mémoire
Bien plus longtemps.
Tout est, sous votre ministère,
Bien mieux rangé.
Au département de la guerre
Tout a changé ;
Pour qu’il ne reste pas de doute
Sur votre choix,
Vous avez pris nouvelle route
Tous les six mois.
Dans votre édition dernière
Que tout est beau !
Plus de gens de la vieille guerre ;
Tout est nouveau.
Ah ! que la France est redoutable
A ses rivaux,
Quel fonds de guerriers incroyables
En généraux !
Il n’est point de cour étrangère
Qui, pour tout l’or,
Ne voulût dans son ministère
Un tel trésor ;
Ah ! que n’est-il, dit l’Angleterre,
Mon chancelier !
Ah ! que n’est-il, dit le Saint-Père,
Mon moutardier !
De l’argent, du sang, de la peine,
Des ennemis,
Sont, dit-on, de Corse et Cayenne
Tous les produits.
Quels dangers sur la terre et l’onde !
Que de millions !
Mais les plus beaux singes du monde,
Et quels marrons !
Malgré l’éclat de votre vie,
C’est à Jubé
Qu’a de vous voir la fantaisie
Un chien d’abbé ;
Opposez de Grammont la tête
A l’insolent,
Il baissera bientôt la crête
En la voyant.
Pour endormir la vigilance
Des fiers taureaux,
Jason versait avec prudence
Jus de pavots ;
Mais tous plus grecs que le Colchique,
En cas pareil,
Usent d’un plus sûr narcotique
Dans le Conseil.
- 1M. le duc de Choiseul, ministre de la guerre, à l’occasion du retranchement proposé par M. l’abbé Terray, contrôleur général, avait présenté au Conseil un mémoire suivant lequel il n’y avait nul retranchement à faire sur son département, et au contraire il eût fallu y ajouter neuf millions. Cela n’empêcha pas qu’il ne fût retranché de six millions. (M.) On lit dans le Journal de Hardy, à la date du 1er mars : « Il se répand que le conseil qui s’était tenu à Versailles, le dimanche précédent, avait été si tumultueux qu’on ne se souvenait pas depuis fort longtemps d’en avoir vu un semblable. L’abbé Terray avait, suivant ce qu’on assurait, tiré à boulets rouges sur le duc de Choiseul, relativement au compte qu’il voulait qu’il rendît des sommes immenses qui lui avaient passé par les mains depuis qu’il était chargé du département de la guerre et de celui des affaires étrangères. On continuait de publier qu’il s’était formé un puissant parti pour ruiner ce ministre. »(R)
Raunié, VIII,171-74