Le dix-huitième siècle
Première satire
Le dix-huitième siècle
1775
A M. Fréron
Ne prétends plus, Fréron, par tes savants efforts,
Détrôner le faux goût qui règne sur nos bords.
Depuis que nous pleurons l’innocence exilée,
Sous tes mâles écrits, vainement accablée,
On voit renaître encor l’Hydre des sots rimeurs,
Et la chute des arts suit la perte des mœurs,
Un monstre dans Paris croît et se fortifie,
Qui, paré du manteau de la philosophie,
Que dis-je ! de son nom faussement revêtu,
Étouffe les talents et détruit la vertu.
L’Univers, si l’on croit ce novateur moderne,
Fils du hasard, n’a point de Dieu qui le gouverne ;
La mort doit frapper l’âme, et roi des animaux,
L’Homme voit ses sujets devenir ses égaux.
Ce monstre toutefois n’a point un air farouche ;
Toujours l’humanité respire sur sa bouche ;
D’abord, des nations réformateur discret,
Il semait ses écrits à l’ombre du secret,
Errant, proscrit partout, mais souple en sa disgrâce ;
Bientôt, le sceptre en main, gouvernant le Parnasse,
Ce tyran des beaux-arts, nouveau Dieu des mortels,
De leurs Dieux diffamés usurpa les Autels ;
Et lorsqu’abandonnée à cette idolâtrie,
La France qu’il corrompt touche à la barbarie,
Flatteur d’un siècle impur, son parti suborneur,
Nous a fermé les yeux sur notre déshonneur.
« Quoi ! votre muse en monstre érige la sagesse !
Vous blâmez ses enfants, et leur crédit vous blesse !
Je soupçonne, entre nous, que vous croyez en Dieu,
N’allez point dans vos vers en consigner l’aveu ;
Craignez le ridicule, et respectez vos maîtres ;
Croire en Dieu fut un tort permis à nos ancêtres ;
Mais dans notre âge ! allons, il faut vous corriger ;
Éclairez-vous, jeune homme, au lieu de nous juger ;
Pensez ; à votre Dieu laissez venger sa cause ;
Si vous saviez penser, vous feriez quelque chose ;
Surtout point de satire ; oh ! c’est un genre affreux !
Eh ! qui pût vous apprendre, écolier ténébreux,
Que des mœurs, parmi nous, la perte était certaine ;
Que les beaux-arts couraient vers leur chute prochaine ?
Partout, même en Russie, on vante nos auteurs :
Comme l’humanité règne dans tous les cœurs !
Vous ne lirez donc pas le Mercure de France ?
Il cite au moins, par mois, un trait de bienfaisance. »
Ainsi Caritidès, ce poète penseur,
De la philosophie obligeant défenseur,
Conseille par pitié mon aveugle ignorance,
De nos arts, de nos mœurs garantit l’excellence ;
Et sans plus de raisons, si je réplique un mot,
Pour prouver que j’ai tort, il me déclare un sot.
Mais de ces sages vains confondons l’imposture ;
De leur règne fameux retraçons la peinture ;
Et que mes vers, enfants d’une noble candeur,
Éclairent les Français sur leur fausse grandeur.
Eh ! quel temps fut jamais en vices plus fertile ?
Quel siècle d’ignorance en beaux faits plus stérile,
Que cet âge nommé Siècle de la raison ?
Toute une populace, en style de sermon,
De longs écrits moraux nous ennuie avec zèle ;
Et l’on prêche les mœurs jusque dans la Pucelle.
Je le sais ; mais, ami, nos modestes aïeux
Parlaient moins des vertus et les cultivaient mieux.
Quels demi-dieux enfin nos jours ont-ils vu naître ?
Ces Français si vantés, peux-tu les reconnaître ?
Jadis Peuple-héros, Peuple-femme en nos jours,
La vertu qu’ils avaient n’est plus qu’en leurs discours.
Suis les pas de nos grands, énervés de mollesse,
Ils se traînent à peine, en leur vieille jeunesse ;
Courbés avant le temps, consumés de langueur,
Enfants efféminés de pères sans vigueur.
Et cependant, nourris des leçons de nos sages,
Vous les voyez encore, amoureux et volages,
Chercher, la Bourse en main, de beauté en beauté,
La mort qui les attend au sein des voluptés ;
De leurs biens, prodigués pour d’infâmes caprices,
Enrichir nos Phrynés, dont ils gagnent les vices,
Tandis que l’honnête homme, à leur porte oublié,
N’en peut même obtenir une avare pitié :
Demi-dieux avortés, qui, par droit de naissance,
Dans les Camps, à la Cour, règnent en espérance,
Que d’exploits leurs talents semblent nous présager !
Ceux-ci font avec art courir ce char léger,
Que roule un seul coursier sur une double roue ;
Ceux-là sur un théâtre, où leur mémoire échoue,
Savent, non sans honneur, se jouer dans ces vers,
Où Molière, prophète, exprima leurs travers :
Par d’autres, avec gloire, une paume lancée,
Va, revient, tour à tour poussée et repoussée.
Sans doute c’est ainsi que Turenne et Villars,
S’instruisaient dans la paix aux triomphes de Mars.
La plupart, indigents au milieu des richesses,
Achètent l’abondance à force de bassesses :
Souvent, à pleines mains, d’Orval sème l’argent ;
Parfois, faute de fonds, monseigneur est marchand.
Que dirai-je d’Arcas ? Quand sa tête blanchie,
En tremblant, sur son sein se penche appesantie ;
Quand son corps, vainement de parfums inondé,
Trahit les maux secrets dont il est obsédé ;
Scandalisant Paris de ses vieilles tendresses,
Arcas, sultan goutteux, veut avoir vingt maîtresses ;
Mais, en fripon titré, pour payer leurs appas,
Arcas vend au public le crédit qu’il n’a pas.
Digne fils d’un tel père, Iphis, chargé de dettes,
Met ses jeunes amours aux gages des coquettes :
Plus philosophe encor, Lisimond ruiné,
Épouse un riche opprobre en épousant Phryné.
Qui blâmerait ces nœuds ? L’hymen n’est qu’une mode,
Un lien de fortune, un veuvage commode,
Où chaque époux, brûlé d’adultères désirs,
Vit, sous le même nom, libre dans ses plaisirs.
Vois-tu parmi ces grands, leurs compagnes hardies
Imiter leurs excès, par eux-mêmes applaudies ;
Dans un corps délicat porter un cœur d’airain ;
Opposer au mépris un front toujours serein ;
Et de l’homme, en public, affectant l’assurance,
Sous leur casque de plume étaler l’impudence ?
Assise dans ce cirque, où viennent tous les rangs
Souvent bâiller en loge, à des prix différents,
Cloris n’est que parée, et Cloris se croit belle ;
En vêtements légers l’or s’est changé pour elle ;
Son front luit, étoilé de mille diamants,
Et mille autres encore, effrontés ornements,
Serpentent sur son sein, pendent à ses oreilles ;
Les arts, pour l’embellir, ont uni leurs merveilles ;
Vingt familles enfin couleraient d’heureux jours,
Riches des seuls trésors perdus pour ses atours.
Malgré cet appareil d’un luxe héréditaire,
Cloris, on le prétend, se montre populaire :
Oui, déposant l’orgueil de ses douze quartiers,
Madame, en ses amours, déroge volontiers,
Indulgente beauté, Zélis la justifie,
Zélis qui, par bon ton, à la philosophie
Joint tous les goûts divers, tous les amusements,
Rit avec nos penseurs, pense avec ses amants.
Enfant sophiste, au fond coquette pédagogue,
Qui gouverne la mode, à son gré met en vogue
Nos petits vers, lâchés par gros in-octavo,
Ou ces drames pleureurs qu’on joue incognito,
Protège l’Univers, et rompue aux affaires,
Fournit vingt financiers d’importants secrétaires,
Lit tout, et même sait par nos auteurs moraux,
Qu’il n’est certainement un Dieu que pour les sots.
Parlerai-je d’Iris ? chacun la prône et l’aime ;
C’est un cœur, mais un cœur... c’est l’humanité même,
Si d’un pied étourdi quelque jeune Éventé
Frappe, en courant, son chien qui jappe épouvanté,
La voilà qui se meurt de tendresse et d’alarmes ;
Un papillon souffrant lui fait verser des larmes :
Il est vrai ; mais aussi, qu’à la mort condamné,
Lally soit en spectacle à l’échafaud traîné,
Elle ira la première à cette horrible fête
Acheter le plaisir de voir tomber sa tête.
Tu frémis à l’aspect de ce dernier tableau ;
Moi-même, avec horreur, je reprends le pinceau :
Dois-je encor te montrer nos duchesses fameuses,
Tantôt d’un histrion amantes scandaleuses,
Fières de ses soupirs obtenus à grand prix,
Elles-mêmes, aux railleurs, dénonçant leurs maris ;
Tantôt, pour égayer leurs courses solitaires,
Imitant noblement ces Grâces mercenaires,
Qui, par couples nombreux, sur le déclin du jour,
Vont aux lieux fréquentés colporter leur amour ;
Contents d’un héritier, comme eux frêle et sans force,
Les époux, très amis, vivant dans le divorce ;
Vainqueurs des préjugés, les pères bienfaisants,
Du sérail de leurs fils eunuques complaisants ;
De nouvelles Saphos, dans le crime affermies,
Maris de nos beautés sous le titre d’amies,
Et de galants marquis, philosophes parfaits,
En petite Gomorrhe érigeant leur palais.
Mais la corruption, à son comble portée,
Dans ces riches hôtels, ne s’est point arrêtée ;
Le peuple, imitateur, suit l’exemple des grands,
Et les mêmes travers diffament tous les rangs.
Vois ce marchand flétri, philosophe en boutique,
Qui, déclarant trois fois sa ruine authentique,
Trois fois s’est enrichi d’un heureux déshonneur,
Trancher du financier, jouer le grand seigneur :
Monsieur, pour ses amis, entretient une actrice ;
Madame, des beaux-arts bourgeoise protectrice,
En couvent d’esprits-forts transforme sa maison,
Et fait de son comptoir un bureau de raison.
Partout s’offre l’orgueil, et le luxe et l’audace ;
Orgon, à prix d’argent, veut anoblir sa race :
Devenu magistrat de mince roturier,
Pour être un jour baron, il se fait usurier :
Jadis son clerc, Mondor enviait son partage ;
Tout à coup, des bureaux, secouant l’esclavage,
Il loge sa mollesse en un riche palais,
Et derrière un char d’or promenant trois valets,
Sous six chevaux pareils ébranle au loin la rue ;
Mais sa fortune, ami, comment l’a-t-il accrue ?
Il a vendu sa femme, et ce couple abhorré,
Enveloppé d’opprobre, est pourtant honoré.
Hé ! quel frein contiendrait un vulgaire indocile,
Qui sait, grâce aux docteurs du moderne évangile,
Qu’en vain le pauvre espère en un Dieu qui n’est pas ;
Que l’homme tout entier est promis au trépas ?
Chacun veut de la vie embellir le passage ;
L’homme le plus heureux est aussi le plus sage ;
Et depuis le vieillard qui touche à son tombeau,
Jusqu’au jeune homme à peine échappé du berceau,
A la ville, à la cour, au sein de l’opulence,
Sous les affreux lambeaux de l’obscure indigence,
La débauche au teint pâle, aux regards effrontés,
Enflamme tous les cœurs vers le crime emportés.
C’est en vain que, fidèle à sa vertu première,
Louis instruit aux mœurs la monarchie entière :
La monarchie entière est en proie aux Laïs ;
Leurs vices sont les dieux qu’adore mon pays ;
Et la religion, mère désespérée,
Par ses propres enfants sans cesse déchirée,
Dans ses temples déserts pleurant leurs attentats,
Le pardon sur la bouche, en vain leur tend les bras ;
Son culte est avili, ses lois sont profanées :
Dans un cercle brillant de nymphes fortunées,
Entends ce jeune abbé : Sophiste bel-esprit,
Monsieur fait le procès au Dieu qui le nourrit ;
Monsieur trouve plaisants les feux du purgatoire ;
Et, pour mieux amuser son galant auditoire,
Mêle aux tendres propos ses blasphèmes charmants,
Lui prêche de l’amour les doux égarements,
Traite la piété d’aveugle fanatisme,
Et donne, en se jouant, des leçons d’athéisme.
Voilà donc, cher ami, cet âge si vanté,
Ce siècle heureux des mœurs et de l’humanité !
A peine des vertus l’apparence nous reste ;
Mais détournant les yeux d’un tableau si funeste,
Éclairés par le goût, envisageons les arts :
Quel désordre nouveau se montre à nos regards !
De nos pères fameux les ombres insultées,
Comme un joug importun, les règles rejetées,
Les genres opposés bizarrement unis,
La nature, le vrai de nos livres bannis,
Un désir forcené d’inventer et d’instruire,
D’ignorants écrivains, jamais las de produire ;
Des brigues, des partis l’un à l’autre odieux,
Le Parnasse idolâtre adorant de faux dieux,
Tout me dit que des arts la splendeur est ternie.
Fille de la Peinture et sœur de l’Harmonie,
Jadis la poésie, en ses pompeux accords,
Osant même au néant prêter une âme, un corps,
Égayait la raison de riantes images ;
Cachait de la vertu les préceptes sauvages,
Sous le voile enchanteur d’aimables fictions ;
Audacieuse et sage en ses expressions,
Pour cadencer un vers, qui dans l’âme s’imprime,
Sans appauvrir l’idée, enrichissait la rime ;
S’ouvrait par notre oreille un chemin vers nos cœurs,
Et nous divertissait, pour nous rendre meilleurs.
Maudit soit à jamais le pointilleux sophiste,
Qui, le premier, nous dit en prose d’algébriste :
Vains rimeurs, écoutez mes ordres absolus,
Pour plaire à ma raison, pensez ; ne peignez plus.
Dès lors la Poésie a vu sa décadence ;
Infidèle à la rime, au sens, à la cadence,
Le compas à la main, elle va dissertant ;
Apollon sans pinceaux n’est plus qu’un lourd pédant.
C’était peu que, changée en bizarre furie,
Melpomène étalât sur la scène flétrie,
Des romans fort touchants, car à peine l’auteur,
Pour emporter les mots, laisse vivre un acteur ;
Que soigneux d’évoquer des revenants affables,
Prodigue de combats, de marches admirables,
Tout poète moderne, avec pompe assommant,
Fît d’une tragédie un opéra charmant ;
La muse de Sophocle, en robe doctorale,
Sur des tréteaux sanglants professe la morale ;
Là, souvent un sauvage, orateur apprêté,
Aussi bien qu’Arouet, parle d’humanité :
Là, des Turcs amoureux soupirant les maximes,
Débitent galamment Sénèque mis en rimes :
Alzire au désespoir, mais pleine de raison,
En invoquant la mort, commente le Phédon :
Pour expirer en forme, un roi, par bienséance,
Doit exhaler son âme avec une sentence ;
Et chaque personnage, au théâtre produit,
Héros toujours soufflé par l’auteur qui le suit,
Fut-il Scythe ou Chinois, dans un traité sans titre
Interroge par signe, ou répond par chapitre.
Thalie a de sa sœur partagé les revers :
Peindre les mœurs du temps est l’objet de ses vers ;
Mais lasse d’un emploi que le goût lui confie,
Apôtre larmoyant de la philosophie,
Elle fuit la gaîté qui doit suivre ses pas,
Et d’un masque tragique enlaidit ses appas.
Tantôt c’est un rimeur, dont la muse étourdie,
Dans un conte anobli du nom de comédie,
Passe, en dépit du goût, du touchant au bouffon,
Et marie une farce avec un long sermon :
Tantôt, un possédé, dont le démon terrible
Pleure éternellement dans un drame risible :
Que dis-je ? Oser blâmer un drame, un drame enfin !
La comédie est belle, et le drame est divin :
Pour moi j’y goûte fort, car j’aime la nature,
Ces héros villageois, beaux-esprits sous la bure,
Et j’approuve l’auteur de ces drames diserts,
Qui ne s’abaissent point jusqu’à parler en vers :
Un vers coûte à polir, et le travail nous pèse ;
Mais en prose du moins on est sot à son aise.
Partout le même ton ; chaque muse en ses chants.
Aux dépens du vrai goût fait la guerre aux méchants :
Le plus lourd chansonnier de l’Opéra-Comique,
Prête à son Apollon un air philosophique,
Et des vers sont charmants, pourvu qu’ils soient moraux.
Mais de la Poésie usurpant les pinceaux,
L’Eloquence aujourd’hui, prodigue en métaphores,
Avec un air penseur enfle des riens sonores ;
Que d’orateurs guindés dans un discours savant,
Se tourmentent sans fin, pour enfanter du vent !
Dans un livre où Thomas rêve, comme en extase,
Je cherche un peu de sens, et vois beaucoup d’emphase.
Un plaisant, des dévots Zoïle envenimé,
Qui nous vend, par essais, le mensonge imprimé,
Des oppresseurs fameux développant les trames,
Met, pour mieux l’anoblir, l’histoire en épigrammes.
Chaque genre varie au gré des écrivains,
Et ne connaît de lois que leurs caprices vains.
Sans doute, le respect des antiques modèles
Eût au vrai ramené les Muses infidèles ;
Eux seuls, de la nature imitateurs constants,
Toujours lus avec fruit, sont beaux dans tous les temps :
Heureux qui, jeune encore, a senti leur mérite !
Même en les surpassant, il faut qu’on les imite :
Mais les sages du jour, ou de fiers novateurs,
De leur goût dépravé partisans corrupteurs,
Ne pouvant les atteindre, ont dégradé leurs maîtres ;
Et flatteurs des pédants flétris par nos ancêtres,
O de la sympathie inévitable effet !
Ils vengent les Cotins des affronts du sifflet.
Voltaire en soit loué ! chacun sait au Parnasse
Que Malherbe est un sot et Quinault un Horace.
Dans un long commentaire, il prouve longuement
Que Corneille parfois pourrait plaire un moment.
J’ai vu l’enfant gâté de nos penseurs sublimes,
La Harpe, dans Rousseau trouver de belles rimes ;
Si l’on en croit Mercier, Racine a de l’esprit ;
Mais Perrault plus profond, Diderot nous l’apprit,
Perrault, tout plat qu’il est, pétille de génie :
Il eût pu travailler à l’Encyclopédie.
Boileau, correct auteur de libelles amers,
Boileau, dit Marmontel, tourne assez bien un vers ;
Et tous ces demi-Dieux que l’Europe en délire,
A depuis cent hivers l’indulgence de lire,
Vont dans un juste oubli retomber désormais,
Comme de vains auteurs qui ne pensent jamais.
Quelques vengeurs pourtant, armés d’un noble zèle,
Ont de ces morts fameux épousé la querelle :
De là, sur l’Hélicon, deux partis opposés
Règnent, et l’un par l’autre à l’envi déprisés,
Tour à tour s’adressant des volumes d’injures,
Pour le trône des arts, combattent par brochures :
Mais plus forts par le nombre et vantés en tous lieux,
Les corrupteurs du goût en paraissent les Dieux :
Si Clément les proscrit, la Harpe les protège :
Eux seuls peuvent prétendre au rare privilège,
D’aller au Louvre, en corps, commenter l’alphabet ;
Grammairiens jurés, immortels par brevet :
Honneurs, richesse, emplois, ils ont tout en partage,
Hors la saine raison que leur bonheur outrage ;
Et le public esclave obéit à leurs lois ;
Mille cercles savants s’assemblent à leur voix :
C’est dans ces tribunaux galants et domestiques,
Que parmi vingt beautés, bourgeoises empiriques,
Distribuant la gloire et pesant les écrits,
Ces fiers inquisiteurs jugent les beaux-esprits.
O malheureux l’auteur, dont la plume élégante
Se montre encor du goût sage et fidèle amante ;
Qui, rempli d’une noble et constante fierté,
Dédaigne un nom fameux, par l’intrigue acheté,
Et n’ayant, pour prôneurs, que ses muets ouvrages,
Veut, par ses talents seuls, enlever les suffrages !
La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré ;
S’il n’eût été qu’un sot, il aurait prospéré.
Trop fortuné celui qui peut avec adresse
Flatter tous les partis que gagne sa souplesse ;
De peur d’être blâmé, ne blâme jamais rien ;
Dit Voltaire un Virgile, et même un peu chrétien,
Et toujours en l’honneur des tyrans du Parnasse,
De madrigaux en prose allonge une préface !
Mais trois fois plus heureux le jeune homme prudent,
Qui, de ces novateurs enthousiaste ardent,
Abjure la raison, pour eux la sacrifie,
Soldat sous les drapeaux de la philosophie,
D’abord, comme un prodige, on le prône partout :
Il nous vante ! en effet c’est un homme de goût ;
Son chef-d’œuvre est toujours l’écrit qui doit éclore,
On récite déjà les vers qu’il fait encore.
Qu’il est beau de le voir, de dîner en dîner,
Officieux lecteur de ces vers nouveaux-nés,
Promener chez les grands sa Muse bien nourrie !
Paraît-il ? on l’embrasse : il parle ? on se récrie :
Fût-il un Durosoy, tout Paris l’applaudit ;
C’est un auteur divin ; car nos dames l’ont dit.
La marquise, le duc, pour lui tout est libraire ;
De riches pensions on l’accable ; et Voltaire
Du titre de génie a soin de l’honorer
Par lettres qu’au Mercure il fait enregistrer.
Ainsi, de nos tyrans la ligue protectrice
D’une gloire précoce enfle un rimeur novice :
L’auteur le plus fécond, sans leur appui vanté,
Travaille dans l’oubli pour la postérité ;
Mais par eux, sans rien faire, un pédant nous impose ;
Turpin n’est que Turpin ; Suard est quelque chose.
O combien d’écrivains languiraient inconnus,
Qui, du Pinde Français illustres parvenus,
En servant ce parti, conquirent nos hommages !
L’encens de tout un peuple enfume leurs images :
Eux-mêmes avec candeur se disant immortels,
De leurs mains, tour à tour, se dressent des autels :
Sous peine d’être un sot, nul plaisant téméraire
Ne rit de nos amis, et surtout de Voltaire.
On aurait beau montrer ses vers tournés sans art,
D’une moitié de rime habillés au hasard,
Seuls, et jetés par ligne exactement pareille,
De leur chute uniforme importunant l’oreille,
Ou, bouffis de grands mots qui se choquent entr’eux,
L’un sur l’autre appuyés, se traînant deux à deux ;
Et sa prose frivole, en pointes aiguisée,
Pour braver l’harmonie, incessamment brisée :
Sa prose, sans mentir, et ses vers sont parfaits ;
Le Mercure, trente ans, l’a juré par extraits :
Qui pourrait en douter ? Moi. Cependant j’avoue
Que d’un rare savoir à bon droit on le loue ;
Que ses chefs-d’œuvre faux, trompeuses nouveautés,
Étonnent quelquefois par d’antiques beautés ;
Que par ses défauts même il sait encor séduire :
Talent qui peut absoudre un siècle qui l’admire.
Mais qu’on m’ose prôner des sophistes pesants,
Apostats effrontés du goût et du bon sens :
Saint-Lambert, noble auteur dont la muse pédante
Fait des vers fort vantés par Voltaire qu’il vante ;
Qui du nom de poème ornant de plats sermons,
En quatre points mortels a rimé les saisons ;
Et ce vain Beaumarchais qui, trois fois avec gloire,
Mit le mémoire en drame et le drame en mémoire ;
Et ce lourd Diderot, docteur en style dur,
Qui passe pour sublime, à force d’être obscur ;
Et ce froid d’Alembert, chancelier du Parnasse,
Qui se croit un grand homme, et fit une préface ;
Et tant d’autres encor dont le public épris,
Connaît beaucoup les noms et fort peu les écrits :
Alors, certes, alors ma colère s’allume,
Et la vérité court se placer sous ma plume.
Ah ! du moins, par pitié, s’ils cessaient d’imprimer,
Dans le secret, contents de proser, de rimer !
Mais de l’humanité maudits missionnaires,
Pour leurs tristes lecteurs, ces prêcheurs n’en ont guères :
La Harpe est-il bien mort ? Tremblons ; de son tombeau
On dit qu’il sort, armé d’un Gustave nouveau ;
Thomas est en travail d’un gros poème épique ;
Marmontel enjolive un roman poétique,
Et même Durosoy, fameux par des chansons,
Met l’histoire de France en opéras-bouffons :
Tant d’écrits sont forgés par ces auteurs manœuvres,
Qu’aucun n’est riche assez pour acheter ses œuvres.
Pour moi qui, démasquant nos sages dangereux,
Peignis de leurs erreurs les effets désastreux,
L’athéisme en crédit, la licence honorée,
Et le lévite enfin brisant l’arche sacrée ;
Qui retraçai des arts les malheurs éclatants,
Les brigues, le pouvoir des novateurs du temps,
Et leur fureur d’écrire, et leur honteuse gloire,
Et de mon siècle entier la déplorable histoire,
Sans rien craindre, je parle avec sincérité ;
Je chéris mon repos moins que la vérité.
Oh ! si ces faibles vers, satire de notre âge,
Que Beaumont de malice absout par son suffrage,
Obtiennent de mon roi les regards protecteurs ;
Sa vertu cessera de haïr les flatteurs,
Avant que par l’effroi ma muse désarmée,
Pardonne aux Novateurs leur folle renommée :
Que leurs noms soient placés parmi les noms flétris ;
Je veux qu’on les méprise autant que leurs écrits.
Poésies satyriques, t. II, p. 103-20 - Satiriques du dix-huitième siècle, t.II, p.1-18 - Les Satiriques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, p.164--177