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la guerre civile de Genève, ou les Amours de Robert Covelle. Chant IV

La guerre civile de Genève,

ou les Amours de Robert Covelle. 

Poème héroïque avec des notes instructives.


              Chant quatrième

Nos voyageurs devisaient en chemin ;

Ils se flattaient d’obtenir du destin

Ce que leur coeur aveuglément désire :

Bonnet, de boire ; et Jean-Jacques, d’écrire ;

Catin, d’aimer la vieille, de médire ;

Robert, de vaincre, et d’aller à grands pas

Du lit à table, et de table aux combats.

Tout caractère en causant se déploie.

Milord disait : « Dans ces remparts sacrés

Avant-hier les Français sont entrés :

Nous nous battrons, c’est là toute ma joie :

Mes chiens et moi nous suivrons cette proie ;

J’aurai contre eux mes fusils à deux coups :

Pour un Anglais c’est un plaisir bien doux ;

Des Genevois je conduirai l’armée. »

Comme il parlait, passa la Renommée ;

Elle portait trois cornets à bouquin1 ,

L’un pour le faux, l’autre pour l’incertain ;

Et le dernier, que l’on entend à peine,

Est pour le vrai, que la nature humaine

Chercha toujours, et ne connut jamais.

La belle aussi se servait de sifflets.

Son écuyer, l’astrologue de Liège,

De son chapitre obtint le privilège

D’accompagner l’errante déité

Et le Mensonge était à son côté.

Entre eux marchait le Vieux à tête chauve,

Avec son sable et sa fatale faux.

Auprès de lui la Vérité se sauve.

L’âge et la peine avaient courbé son dos ;

Il étendait ses deux pesantes ailes ;

La Vérité, qu’on néglige, ou qu’on fuit,

Qu’on aime en vain, qu’on masque, ou qu’on poursuit,

En gémissant se blottissait sous elles.

La Renommée à peine la voyait.

Et tout courant devant elle avançait.

« Eh bien, madame, avez-vous des nouvelles ?

Dit Abington.  J’en ai beaucoup, milord :

Déjà Genève est le champ de la mort ;

J’ai vu Deluc2 , plein d’esprit et d’audace,

Dans le combat animer les bourgeois ;

J’ai vu tomber au seul son de sa voix

Quatre syndics3 étendus sur la place :

Verne4 est en casque, et Vernet en cuirasse ;

L’encre et le sang dégouttent de leurs doigts :

Ils ont prêché la discorde cruelle

Différemment, mais avec même zèle.

Tels autrefois dans les murs de Paris

Des moines blancs, noirs, minimes, et gris,

Portant mousquet, carabine, rondelle,

Encourageaient tout un peuple fidèle

A débusquer le plus grand des Henris,

Aimé de Mars, aimé de Gabrielle,

Héros charmant, plus héros que Covelle.

Bèze et Calvin sortent de leurs tombeaux ;

Leur voix terrible épouvante les sots :

Ils ont crié d’une voix de tonnerre.

Persécutez ! c’est là leur cri de guerre.

Satan, Mégère, Astaroth, Alecton,

Sur les remparts ont pointé le canon :

Il va tirer ; je crois déjà l’entendre :

L’église tombe, et Genève est en cendre.

 Bon, dit la vieille, allons, doublons le pas ;

Exaucez-nous, puissant Dieu des combats,

Dieu Sabaoth, de Jacob et de Bèze !

Tout va périr ; je ne me sens pas d’aise.

Enfin la troupe est aux remparts sacrés,

Remparts chétifs et très mal réparés :

Elle entre, observe, avance, fait sa ronde.

Tout respirait la paix la plus profonde ;

Au lieu du bruit des foudroyants canons,

On entendait celui des violons ;

Chacun dansait ; on voit pour tout carnage

Pigeons, poulets, dindons, et grianaux ;

Trois cents perdrix à pieds de cardinaux

Chez les traiteurs étalent leur plumage.

Milord s’étonne il court au cabaret :

A peine il entre, une actrice jolie

Vient l’aborder d’un air tendre et discret,

Et l’inviter à voir la comédie.

O juste ciel ! qu’est-ce donc qui s’est fait ?

Quel changement ! Alors notre Zaïre

Au doux parler, au gracieux sourire,

Lorgna milord, et dit ces propres mots:

« Ignorez-vous que tout est en repos ?

Ignorez-vous qu’un Mécène de France,

Ministre heureux et de guerre et de paix,

Jusqu’en ces lieux a versé ses bienfaits ?

S’il faut qu’on prêche, il faut aussi qu’on danse.

Il nous envoie un brave chevalier5 ,

Ange de paix comme vaillant guerrier :

Qu’il soit béni ! grâce à son caducée,

Par les plaisirs la discorde est chassée ;

Le vieux Vernet sous son vieux manteau noir

Cache en tremblant sa mine embarrassée ;

Et nous donnons le Tartuffe ce soir.

 Tartuffe ; allons, je vole à cette pièce,

Lui dit milord j’ai haï de tout temps

De ces croquants la détestable espèce ;

Égayons-nous ce soir à leurs dépens.

Allons, Bonnet, Covelle, et Catherine ;

Et vous aussi, vous Jean-Jacque et Vachine ;

Buvons dix coups, mangeons vite, et courons

Rire à Molière, et siffler les fripons.

A ce discours enfant de l’allégresse,

Rousseau restait morne, pâle et pensif ;

Son vilain front fut voilé de tristesse ;

D’un vieux caissier l’héritier présomptif

N’est pas plus sot alors qu’on lui vient dire

Que le bonhomme en réchappe, et respire.

Rousseau, poussé par son maudit démon,

S’en va trouver le prédicant Brognon :

Dans un réduit à l’écart il le tire,

Grince les dents, se recueille, et soupire ;

Puis il lui dit : « Vous êtes un fripon ;

Je sens pour vous une haine implacable ;

Vous m’abhorrez, vous me donnez au diable ;

Mais nos dangers doivent nous réunir.

Tout est perdu ; Genève a du plaisir ;

C’est pour nous deux le coup le plus terrible ;

Vernet surtout y sera bien sensible.

Les charlatans sont donc bernés tout net !

Ce soir Tartuffe, et demain Mahomet !

Après-demain l’on nous jouera de même.

Des Genevois on adoucit les moeurs,

On les polit, ils deviendront meilleurs ;

On s’aimera ! Souffrirons-nous qu’on s’aime ?

Allons brûler le théâtre à l’instant.

Un chevalier, ambassadeur de France,

Vient d’ériger cet affreux monument,

Séjour de paix, de joie, et d’innocence :

Qu’il soit détruit jusqu’en son fondement !

Ayons tous deux la vertu d’Érostrate6 ;

Ainsi que lui méritons un grand nom.

Vous connaissez la noble ambition ;

Le grand vous plaît, et la gloire vous flatte :

Prenons ce soir en secret un brandon.

En vain les sots diront que c’est un crime ;

Dans ce bas monde il n’est ni bien ni mal ;

Aux vrais savants tout doit sembler égal.

Bâtir est beau, mais détruire est sublime.

Brûlons théâtre, actrice, acteur, souffleur,

Et spectateur, et notre ambassadeur.

Le lourd Brognon crut entendre un prophète,

Crut contempler l’ange exterminateur

Qui fait sonner sa fatale trompette

Au dernier jour, au grand jour du Seigneur.

Pour accomplir ce projet de détruire,

Pour réussir, Vachine doit s’armer.

Sans toi, Bacchus, peut-on chanter et rire ?

Sans toi, Vénus, peut-on savoir aimer ?

Sans toi, Vachine, on n’est pas sûr de nuire.

Ils font venir la vieille à leur taudis.

La gaupe arrive, et de ses mains crochues,

Que de l’enfer les chiens avaient mordues,

Forme un gâteau de matières fondues

Qui brûleraient les murs du paradis.

Pour en répandre au loin les étincelles

Vachine a pris (je ne puis décemment

Dire en quel lieu, mais le lecteur m’entend)

Un tas pourri de brochures nouvelles,

Vers de Le Brun morts aussitôt que nés7 ,

Longs mandements dans le Puy confinés8 ,

Tacite orné par le sieur La Blétrie

D’un style neuf et d’un mélange heureux

De pédantisme et de galanterie,

Journal chrétien, madrigaux amoureux,

De Chiniac9 les écrits plagiaires,

Du droit canon quarante commentaires.

Tout ce fatras fut du chanvre en son temps ;

Linge il devint par l’art des tisserands,

Puis en lambeaux des pilons le pressèrent :

Il fut papier ; cent cerveaux à l’envers

De visions à l’envi le chargeront.

Puis on le brûle, il vole dans les airs

Il est fumée, aussi bien que la gloire.

De nos travaux voilà quelle est l’histoire ;

Tout est fumée, et tout nous fait sentir

Ce grand néant qui doit nous engloutir.

Les trois méchants ont posé cette étoupe

Sous le foyer où s’assemble la troupe :

La mèche prend. Ils regardent de loin

L’heureux effet qui suit leur noble soin10 ,

Clignant les yeux, et tremblant qu’on ne voie

Leurs fronts plissés se dérider de joie.

Déjà la flamme a surmonté les toits,

Les toits pourris, séjour de tant de rois ;

Le feu s’étend, le vent le favorise.

Le spectateur, que la flamme poursuit,

Crie au secours, se précipite, et fuit :

Jean-Jacques rit ; Brognon les exorcise.

Ainsi Calchis et le traître Sinon

S’applaudissaient lorsqu’ils mirent en cendre

Les murs sacrés du superbe Ilion,

Que le dieu Mars, Aphrodise11 , Apollon,

Virent brûler, et ne purent défendre.

Las ! que devient le pauvre entrepreneur,

Ce Rosimond plus généreux qu’habile12 ?

A ses dépens il a, pour son malheur,

Fait à grands frais meubler le noble asile

Des doux plaisirs peu faits pour cette ville ;

Un seul moment consume l’attirail

Du grand César, d’Auguste, d’Orosmane,

Et la toilette où se coiffa Roxane,

Et l’ornement de Rome et du sérail.

O Rosimond ! que devient votre bail ?

De tous vos soins quel funeste salaire !

Est-ce à Calvin que vous aurez recours ?

Est-ce à l’évêque appelé titulaire ?

Hélas ! lui-même a besoin de secours.

Ah, malheureux ! à qui vouliez-vous plaire ?

Vous êtes plaint, mais fort abandonné.

Après vingt ans vous voilà ruiné :

De vos pareils c’est le sort ordinaire ;

Qui du public s’est fait le serviteur

Peut se vanter d’avoir un méchant maître.

Soldat, auteur, commentateur, acteur,

Également se repentent peut-être.

Loin du public, heureux dans sa maison

Qui boit en paix, et dort avec Suzon13 !

  • 1Observez, cher lecteur, combien le siècle se perfectionne. On n’avait donné qu’une trompette à la Renommée dans la Henriade, on lui en a donné deux dans la divine Pucelle, et aujourd’hui on lui en donne trois dans le poème moral de la guerre genevoise. Pour moi, j’ai envie d’en prendre une quatrième pour célébrer l’auteur, qui est sans doute un jeune homme qu’il faut bien encourager.
  • 2Deluc, d’une des plus anciennes familles de la ville; c’était le Paoli de Genève: il est d’ailleurs physicien et naturaliste. Son père entend merveilleusement saint Paul, sans savoir le grec et le latin: on dit qu’il ressemble aux apôtres, tels qu’ils étaient avant la descente du Saint-Esprit.
  • 3Les bourgeois voulaient avoir le droit de destituer quatre syndics.
  • 4Le ministre Verne, homme d’un esprit cultivé, et fort aimable. Il a beaucoup servi à la conciliation: ce fut lui qui releva la garde posée par les bourgeois dans l’antichambre du procureur général Tronchin pour l’empêcher de sortir de la ville. La Renommée, qui est menteuse, dit ici le contraire de ce qu’il a fait.
  • 5Le chevalier de Beauteville, ambassadeur en Suisse, lieutenant général des armées. Il contribua plus que personne à la prise de Berg-op-Zoom.
  • 6Érostrate brûla, dit-on, le temple d’Éphèse pour se faire de la réputation.
  • 7Nous ne savons pas qui est ce Le Brun. Il y a tant de plats poètes connus deux jours à Paris, et ignorés ensuite pour jamais!
  • 8C’est apparemment un mandement de l’évêque du Puy-en-Velay, qui, adressant la parole aux chaudronniers de son diocèse, leur parla de Lamotte et de Fontenelle.
  • 9Le Chiniac nous est aussi inconnu que Le Brun. Nous apprenons dans le moment que c’est un commentateur des discours de Fleury, qui a été assez indigent pour voler tout ce qui se trouve sur ce sujet dans un livre très connu, et assez impudent pour insulter ceux qu’il a volés. De telles gens il est assez: Priez Dieu pour les trépassés.
  • 10Ce fut le 5 février 1768 qu’on mit le feu à la salle des spectacles.
  • 11Vénus est nommée en grec Aphrodite. Notre auteur l’appelle Aphrodise: c’est apparemment par euphonie, comme disent les doctes.
  • 12M. Rosimond, entrepreneur des spectacles à Genève. Il a perdu plus de quarante mille francs à cet incendie.
  • 13On accusa de cet incendie le fanatisme religieux ou patriotique des bons Genevois, qui croyaient que, si la comédie s’établissait à Genève, ils seraient ruinés dans ce monde et damnés dans l’antre. C’est par une fiction poétique qu’on l’attribue ici à ceux qui avaient mis cette idée dans la tête de ces pauvres gens.

Numéro
$7715


Année
1768

Auteur
Voltaire



Références

Satiriques du Dix-huitième siècle, p.3-51 - Poésies satyriques, p.111-160


Notes

La guerre civile de Genève, occupe les numéros $7712-7716 - Toutes les notes sont reprises de l'édition de 1768 et sont donc le fait de Voltaire.