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La guerre civile de Genève, ou les Amours de Robert Covelle. Chant III

La guerre civile de Genève,

ou les Amours de Robert Covelle. 

Poème héroïque avec des notes instructives.


              Chant troisième

Quand sur le dos de ce lac argenté

Le beau Robert et sa tendre maîtresse

Voguaient en paix, et savouraient l’ivresse

Des doux désirs et de la volupté ;

Quand le sylvain, la dryade attentive,

D’un pas léger accouraient sur la rive ;

Lorsque Protée et les nymphes de l’eau

Nageaient en foule autour de leur bateau,

Lorsque Triton caressait la naïade,

Que devenait ce Jean-Jacques Rousseau

Chez qui Robert allait en ambassade ?

Dans un vallon fort bien nommé Travers

S’élève un mont, vrai séjour des hivers ;

Son front altier se perd dans les nuages,

Ses fondements sont au creux des enfers ;

Au pied du mont sont des antres sauvages,

Du dieu du jours ignorés à jamais :

C’est de Rousseau le digne et noir palais.

Là se tapit ce sombre énergumène,

Cet ennemi de la nature humaine,

Pétri d’orgueil et dévoré de fiel ;

Il fuit le monde, et craint de voir le ciel :

Et cependant sa triste et vilaine âme

Du dieu d’amour a ressenti la flamme ;

Il a trouvé, pour charmer son ennui,

Une beauté digne en effet de lui :

C’était Caron amoureux de Mégère.

Cette infernale et hideuse sorcière

Suit en tous lieux le magot ambulant,

Comme la chouette est jointe au chat-huant.

L’infâme vieille avait pour nom Vachine1 ;

C’est sa Circé, sa Didon, son Alcine.

L’aversion pour la terre et les cieux

Tient lieu d’amour à ce couple odieux.

Si quelquefois, dans leurs ardeurs secrètes,

Leurs os pointus joignent leurs deux squelettes,

Dans leurs transports ils se pâment soudain

Du seul plaisir de nuire au genre humain.

Notre Euménide avait alors en tête

De diriger la foudre et la tempête

Devers Genève. Ainsi l’on vit Junon,

Du haut des airs, terrible et forcenée,

Persécuter les restes d’Ilion,

Et foudroyer les compagnons d’Énée.

Le roux Rousseau, renversé sur le sein,

Le sein pendant de l’infernale amie,

L’encourageait dans le noble dessein

De submerger sa petite patrie :

Il détestait sa ville de Calvin ;

Hélas ! pourquoi ? c’est qu’il l’avait chérie.

Aux cris aigus de l’horrible harpie,

Déjà Borée, entouré de glaçons,

Est accouru du pays des Lapons ;

Les aquilons arrivent de Scythie ;

Les gnomes noirs, dans la terre enfermés

Où se pétrit le bitume et le soufre,

Font exhaler du profond de leur gouffre

Des feux nouveaux dans l’enfer allumés :

L’air s’en émeut, les Alpes en mugissent ;

Les vents, la grêle et la foudre, s’unissent ;

Le jour s’enfuit ; le Rhône épouvanté

Vers Saint-Maurice2 est déjà remonté ;

Le lac, au loin vomit de ses abîmes

Des flots d’écume élancés dans les airs,

De cent débris ses deux bords sont couverts ;

Des vieux sapins les ondoyantes cimes

Dans leurs rameaux engouffrent tous les vents,

Et de leur chute écrasent les passants :

Un foudre tombe, un autre se rallume :

Du feu du ciel on connaît la coutume ;

Il va frapper des arides rochers,

Ou le métal branlant dans les clochers ;

Car c’est toujours sur les murs de l’église

Qu’il est tombé : tant Dieu la favorise,

Tant il prend soin d’éprouver ses élus !

Les deux amants, au gré des flots émus,

Sont transportés au séjour du tonnerre,

Au fond du lac, aux rochers, à la terre,

De tous côtés entourés de la mort.

Aucun des deux ne pensait à son sort.

Covelle craint, mais c’était pour sa belle ;

Catin s’oublie, et tremble pour Covelle.

Robert disait aux Zéphyrs, aux Amours,

Qui conduisaient la barque tournoyante :

« Dieux des amants, secourez mon amante ;

Aidez Robert à sauver ses beaux jours ;

Pompez cette eau, bouchez-moi cette fente ;

A l’aide ! à l’aide ! » Et la troupe charmante

Le secondait de ses doigts enfantins

Par des efforts douloureux et trop vains.

L’affreux Borée a chassé le Zéphyre,

Un aquilon prend en flanc le navire,

Brise la voile, et casse les deux mâts ;

Le timon cède, et s’envole en éclats ;

La quille saute, et la barque s’entr’ouvre ;

L’onde écumante en un moment la couvre.

La tendre amante, étendant ses beaux bras,

Et s’élançant vers son héros fidèle,

Disait : « Cher Co... » L’onde ne permit pas

Qu’elle achevât le beau nom de Covelle :

Le flot l’emporte, et l’horreur de la nuit

Dérobe aux yeux Catherine expirante.

Mais la clarté terrible et renaissante

De cent éclairs dont le feu passe et fuit

Montre bientôt Catherine flottante,

Jouet des vents, des flots et du trépas.

Robert voyait ses malheureux appas,

Ces yeux éteints, ces bras, ces cuisses rondes,

Ce sein d’albâtre, à la merci des ondes ;

Il la saisit ; et d’un bras vigoureux,

D’un fort jarret, d’une large poitrine,

Brave les vents, fend les flots écumeux,

Tire après lui la tendre Catherine,

Pousse, s’avance, et cent fois repoussé,

Plongé dans l’onde, et jamais renversé,

Perdant sa force, animant son courage,

Vainqueur des flots, il aborde au rivage.

Alors il tombe épuisé de l’effort.

Les habitants de ce malheureux bord

Sont fort humains, quoique peu sociables,

Aiment l’argent autant qu’aucun chrétien,

En gagnent peu, mais sont fort charitables

Aux étrangers, quand il n’en coûte rien.

Aux deux amants une troupe s’avance :

Bonnet3 accourt, Bonnet le médecin,

De qui Lausanne admire la science ;

De son grand art il connaît tout le fin ;

Aux impotents il prescrit l’exercice ;

D’après Haller, il décide qu’en Suisse

Qui but trop d’eau doit guérir par le vin.

A ce seul mot Covelle se réveille ;

Avec Bonnet il vide une bouteille,

Et puis une autre il reprend son teint frais,

Il est plus leste et plus beau que jamais.

Mais Catherine, hélas ! ne pouvait boire ;

De son amant les soins sont superflus :

Bonnet prétend qu’elle a bu l’onde noire ;

Robert disait : « Qui ne boit point n’est plus. »

Lors il se pâme, il revient, il s’écrie,

Fait retentir les airs de ses clameurs,

Se pâme encor sur la nymphe chérie,

S’étend sur elle, et, la baignant de pleurs,

Par cent baisers croit la rendre à la vie ;

Il pense même en cet objet charmant

Sentir encore un peu de mouvement :

A cet espoir en vain il s’abandonne,

Rien ne répond à ses brûlants efforts.

« Ah ! dit Bonnet, je crois, Dieu me pardonne !

Si les baisers n’animent point les morts,

Qu’on n’a jamais ressuscité personne. »

Covelle dit : « Hélas ! s’il est ainsi,

C’en est donc fait, je vais mourir aussi. »

Puis il retombe ; et la nuit éternelle

Semblait couvrir le beau front de Covelle.

Dans le moment, du fond des antres creux

Venait Rousseau suivi de son Armide,

Pour contempler le ravage homicide

Qu’ils excitaient sur ce bord malheureux ;

Il voit Robert qui, penché sur l’arène,

Baisait encor les genoux de sa reine,

Roulait des yeux, et lui serrait la main.

 Que fais-tu là ? lui cria-t-il soudain.

« Ce que je fais ? mon ami, je suis ivre

De désespoir et de très mauvais vin :

Catin n’est plus ; j’ai le malheur de vivre ;

J’en suis honteux adieu ; je vais la suivre. »

Rousseau réplique : « As-tu perdu l’esprit ?

As-tu le coeur si lâche et si petit ?

Aurais-tu bien cette faiblesse infâme

De t’abaisser à pleurer une femme ?

Sois sage enfin ; le sage est sans pitié,

Il n’est jamais séduit par l’amitié ;

Tranquille et dur en son orgueil suprême,

Vivant pour soi, sans besoin, sans désir,

Semblable à Dieu, concentré dans lui-même,

Dans son mérite il met tout son plaisir.

J’ai quelquefois festoyé ma sorcière ;

Mais si le ciel terminait sa carrière,

Je la verrais mourir à mes côtés

Des dons cuisants qui nous ont infectés,

Sur un fumier rendant son âme au diable,

Que ma vertu, paisible, inaltérable,

Me défendrait de m’écarter d’un pas

Pour la sauver des portes du trépas.

D’un vrai Rousseau tel est le caractère ;

Il n’est ami, parent, époux, ni père ;

Il est de roche ; et quiconque, en un mot,

Naquit sensible, est fait pour être un sot.

 Ah ! dit Robert, cette grande doctrine

A bien du bon ; mais elle est trop divine :

Je ne suis qu’homme et j’ose déclarer

Que j’aime fort toute humaine faiblesse ;

Pardonnez-moi la pitié, la tendresse,

Et laissez-moi la douceur de pleurer.

Comme il parlait, passait sur cette terre

En berlingot certain pair d’Angleterre,

Qui voyageait tout excédé d’ennui,

Uniquement pour sortir de chez lui,

Lequel avait pour charmer sa tristesse

Trois chiens courants, du punch, et sa maîtresse.

Dans le pays on connaissait son nom,

Et tous ses chiens : c’est milord Abington4 .

Il aperçoit une foule éperdue,

Une beauté sur le sable étendue,

Covelle en pleurs, et des verres cassés.

« Que fait-on là ? dit-il à la cohue.

 On meurt, milord. » Et les gens empressés

Portaient déjà les quatre ais d’une bière,

Et deux manants fouillaient le cimetière.

Bonnet disait : « Notre art n’est que trop vain ;

On a tenté des baisers et du vin,

Rien n’a passé ; cette pauvre bourgeoise

A fait son temps ; qu’on l’enterre, et buvons. »

Milord reprit : « Est-elle Genevoise ?

 Oui, dit Covelle.  Eh bien nous le verrons.

Il saute en bas, il écarte la troupe,

Qui fait un cercle en lui pressant la croupe,

Marche à la belle, et lui met dans la main

Un gros bourson de cent livres sterling.

La belle serre, et soudain ressuscite.

On bat des mains : Bonnet n’a jamais su

Ce beau secret ; la gaupe décrépite

Dit qu’en enfer il était inconnu.

Rousseau convient que, malgré ses prestiges,

Il n’a jamais fait de pareils prodiges.

Milord sourit : Covelle transporté

Croit que c’est lui qu’on a ressuscité.

Puis en dansant ils s’en vont à la ville,

Pour s’amuser de la guerre civile.

  • 1Son nom est Vacheur; c’est de là que l’auteur a tiré le nom de la fée Vachine.
  • 2Saint-Maurice dans le Valais, à quelques milles de la source du Rhône. C’est en cet endroit que la légende a prétendu que Dioclétien, en 287, avait fait martyriser une légion composée de six mille chrétiens à pied, et de sept cents chrétiens à cheval, qui arrivaient d’Égypte par les Alpes. Le lecteur remarquera que Saint-Maurice est une vallée étroite entre deux montagnes escarpées, et qu’on ne peut pas y ranger trois cents hommes en bataille. Il remarquera encore qu’en 287 il n’y avait aucune persécution; que Dioclétien alors comblait tous les chrétiens de faveurs; que les premiers officiers de son palais, Gorgonios et Dorotheos, étaient chrétiens, et que la femme Prisca était chrétienne, etc. Le lecteur observera surtout que la fable du martyre de cette légion fut écrite par Grégoire de Tours, qui ne passe pas pour un Tacite, d’après un mauvais roman attribué à l’abbé Eucher, évêque de Lyon, mort en 454; et dans ce roman il est fait mention de Sigismond, roi de Bourgogne, mort en 523. Je veux et je dois apprendre au public qu’un nommé Nonotte, ci-devant jésuite, fils d’un brave crocheteur de notre ville, a depuis peu, dans le style de son père, soutenu l’authenticité de cette ridicule fable avec la même impudence qu’il a prétendu que les rois de France de la première race n’ont jamais eu plusieurs femmes, que Dioclétien avait toujours été persécuteur, et que Constantin était, comme Moïse, le plus doux de tous les hommes. Cela se trouve dans un libelle de cet ex-jésuite, intitulé les Erreurs de Voltaire, libelle aussi rempli d’erreurs que de mauvais raisonnements. Cette note est un peu étrangère au texte, mais c’est le droit des commentateurs. Cette note est de M. C*** avocat à Besançon.
  • 3Il est mort depuis peu. Il faut avouer qu’il aimait fort à boire; mais il n’en avait pas moins de pratiques. Il disait plus de bons mots qu’il ne guérissait de malades. Les médecins ont joué un grand rôle dans toute cette guerre de Genève. M. Jori, mon médecin ordinaire, a contribué beaucoup à la pacification; il faut espérer que l’auteur en parlera dans sa première édition de cet important ouvrage. A l’égard des chirurgiens, ils s’en sont peu mêlés, attendu qu’il n’y a pas eu une égratignure, excepté le soufflet donné par un prédicant dans l’assemblée qu’on nomme la vénérable compagnie. Les chirurgiens avaient cependant préparé de la charpie, et plusieurs citoyens avaient fait leur testament. Il faut que l’auteur ait ignoré ces particularités.
  • 4Milord Abington s’est distingué depuis dans le sénat britannique par son patriotisme, et une haine constante pour la corruption, la tyrannie, et les restes de superstition que l’Angleterre conserve encore. Il a fait un discours très raisonnable et très plaisant contre des lois ridicules sur l’observation du dimanche, imitées des lois juives sur le sabbat, qui s’observent à Londres avec rigueur, et pour lesquelles le conseil de la Cité et même les chambres du parlement font semblant d’avoir beaucoup de zèle, afin de faire leur cour à la populace, qui, en Angleterre comme ailleurs, s’amuse beaucoup des persécutions exercées au nom de Dieu. Milord Abington consultait un jour pour un mal d’yeux Tronchin, qui lui recommanda de ne pas trop lire. « Je ne lis jamais, dit milord il y a quelques années que j’essayai de parcourir un livre qui s’appelait, je crois, la Genèse; mais, après avoir lu quelques pages, je le laissai là. » Il paraissait à Genève tel qu’on le peint ici.

Numéro
$7714


Année
1768

Auteur
Voltaire



Références

Satiriques du dix-huitième siècle, p.3-51 - Poésies satyriques, p.111-160


Notes

La guerre civile de Genève, occupe les numéros $7712-7716 - Toutes les notes sont reprises de l'édition de 1768 et sont donc le fait de Voltaire.