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La Défaite du comte de Grasse

La défaite du comte de Grasse1
Notre amiral s’est rendu
De la meilleure grâce2 ,
C’est gagné plus que perdu,
Français, de quoi te plains-tu,
De grâce, de grâce, de grâce ?

Pour qu’en de nouveaux combats
Notre honte s’efface3 ,
Anglais, armez votre bras ;
Nous ne vous demandons pas
De grâce.

Le Français, mieux soutenu,
Saura vous faire face,
Il ne se croit pas vaincu,
Vous avez tout obtenu
De grâce.

En France, sans agrément
Il n’est rien qu’on ne fasse,
Mais tout bon Français consent
A se battre en ce moment
Sans grâce

Que le courage estimé
Soit remis à sa place,
Et le pays préservé
De tout général nommé,
De grâce.

Que vous preniez notre argent,
Anglais, on vous le passe,
Mais pour son équivalent,
Gardez notre commandant
De grâce.

Qu’on embaume, à son trépas,
Son cœur dans une châsse,
Et que l’on écrive au bas :
Pommade molle, aux cédrats
De Grasse4 .

  • 1L’animosité publique contre M. de Grasse commence à se calmer : les calembours ont succédé aux injures, les vaudevilles aux plaintes amères. Voici les couplets du jour (Correspondance secrète) - François‑Joseph, comte de Grasse, marquis de Grasse-Tilly (1723‑1788), avait débuté, en 1734, dans la carrière maritime sur les galères de l’ordre de Malte. En 1749, il passa au service de la France, devint lieutenant de vaisseau en 1754, capitaine en 1762 et chef d’escadre en 1779, après s’être signalé au combat d’Ouessant. Après une première campagne aux Antilles, sous les ordres de Guichen, Il reçut, au mois de mars 1781, le commandement d’une flotte importante destinée à assurer la suprématie de la France dans les mers de l’Amérique. Il contribua à la prise de Tabago, effectuée par le marquis de Bouillé, et alla compléter l’investissement de York‑Town, en coupant à lord Cornwallis la retraite de la Caroline et en repoussant la flotte anglaise qui cherchait à le dégager. Après avoir appuyé, au commencement de l’année 1782, le marquis de Bouillé, il reçut du cabinet de Versailles l’ordre de rallier avec sa flotte l’escadre espagnole mouillée à Saint‑Domingue, pour tenter la conquête de la Jamaïque. Surveillé de près par Rodney, ce Lion des mers, comme l’appelaient ses matelots, de Grasse dut livrer, le 9 avril, à l’avant‑garde de l’amiral anglais un premier combat dans lequel il causa à l’ennemi de sérieuses avaries. Mais Rodney revint à la charge le 12 avril ; un combat terrible s’engagea entre les deux flottes, et, après une lutte de dix heures, de Grasse, qui avait fait des prodiges de valeur, fut contraint d’amener son pavillon. Rodney conduisit en Angleterre l’amiral français avec les cinq vaisseaux de ligne dont il s’était emparé, tandis que Bougainville et de Vaudreuil ramenaient dans les ports voisins le reste de la flotte.(R
  • 2La défaite de Grasse provoqua en France une explosion unanime de colère et de mépris contre l’amiral, sans aucun égard à la bravoure qu’il avait déployée. Celui‑ci, à peine arrivé à Londres, sollicita la création d’un tribunal chargé de juger sa conduite durant la journée du 12 avril. Une enquête fut ouverte ; elle dura une année et se termina, le 21 octobre 1783, par la tenue d’un conseil de guerre qui acquitta honorablement le vaincu. Mais, malgré cette réhabilitation, de Grasse ne reçut plus de commandement.(R)
  • 3« Si la défaite de M. de Grasse ne fut suivie d’aucune autre perte pour nous, son funeste résultat fut cependant de nous enlever cette supériorité maritime que nous avions un moment arrachée à notre éternelle rivale. Le peuple anglais se montra dans cette circonstance plus juste appréciateur des faits que la nation française ; à Paris, on accabla l’amiral vaincu d’épigrammes, de satires et d’outrages ; à Londres, on plaignit son malheur, on admira son héroïque courage, et, soit justice, soit orgueil, on lui rendit des hommages peut‑être exagérés. Au reste, toute la France, loin d’accuser les ministres de ce revers, s’empressa de seconder leurs efforts. La capitale offrit au Roi un vaisseau à trois ponts ; plusieurs villes imitèrent cet exemple, et d’innombrables souscriptions facilitèrent les moyens de réparer promptement nos pertes et de presser vivement la guerre. » (Mémoires du comte de Ségur.)(R)
  • 4« Vous savez, écrivait Métra à son correspondant, que la ville de Grasse, en Provence, est renommée pour les pommades. M. de Grasse aura pu trouver un peu sérieuse la manière dont les Anglais se comportent ; mais il dira sans doute que les Français ont toujours le petit mot pour rire, quoi qu’on fasse pour leur ôter l’envie de plaisanter. »(R)

Numéro
$1516


Année
1782 juillet




Références

Raunié, X,54-57 - F.Fr.12684, p.52-53 - F.Fr.13653, p.264-65 - BHVP, MS 703, f°233r-233v - Correspondance secrète, t.I, p.487 - Kageneck, p.415-16 - CSPL, t.XIII, p.98